Livres enfouis
I
​
Tout cela est arrivé par accident. L’extraordinaire n’arrive que par accident, d’ailleurs. Il a suffi que tu tombes dans un trou en jouant au ballon pour bouleverser nos existences. Un pas de moins, et rien de tout cela ne serait arrivé. Notre partie de drible se serait poursuivie jusqu’à épuisement des deux joueurs. Nous aurions retrouvé les autres, nous serions passés à autre chose, à un autre jeu, à un autre joueur. Il n’y aurait rien eu entre nous. Rien de spécial en tout cas.
Nous étions assez nombreux dans la classe, tous plus ou moins interchangeables. Les maîtres nous encourageaient à jouer avec tous les enfants, fille ou garçon. A cet âge-là , nous ne faisions aucune différence. Nous portions tous la même tenue, short et T-shirt, et à peu près la même chevelure, assez courte.
- Nash ! Tiens, une passe !
Tous, ou presque, nous aimions jouer au ballon. Nous voulions ressembler aux grands champions du football, rêvions d’en être un jour. Il fallait savoir dribler comme eux, être capable de reprendre le ballon dans les pieds de l’adversaire et l’envoyer plus loin jusqu’à ce que l’autre vienne à son tour l’intercepter. Nous courrions droit devant nous, au gré des mouvements de la balle entre nos jambes, et rien ne nous arrêtait. Dans notre tête, nous avions autour de nous la vaste et somptueuse pelouse d’un stade olympique, et nous étions portés par les ovations de milliers de supporters déchaînés. En réalité, la restanque caillouteuse qui nous servait de terrain de jeu offrait de nombreux obstacles, buissons de bruyères, massifs de lauriers roses ou bosquets de mimosas.
- Attention ! Devant toi…
Chaque arbuste devenait pour nous un adversaire qu’il fallait éviter. Contourner un chêne-liège ou un pin parasol stimulait notre sens tactique. Le panorama de douces pentes vertes qui nous entourait, crénelé par endroits de rochers bruns, surpassait en majesté le plus grand stade du monde. La restanque formait comme un croissant qui suivait l’arrondi de la colline. En contrebas du bâtiment allongé de l’école, c’était notre cour de récréation. Les maîtres pouvaient facilement nous surveiller, à condition de ne pas aller trop loin, au-delà d’une ligne d’acacias qu’il nous était interdit de dépasser. Une consigne que nous respections. L’éducation à la fois libérale et attentive de nos maîtres nous avait habitués à une obéissance assez docile. La curiosité de l’interdit ne nous piquait pas car nous pouvions tout demander. Tout nous était expliqué, si bien que même si nous ne pouvions pas tout comprendre, nous acceptions les limites.
Ainsi, c’est sans nous en apercevoir que nous avions franchi, le nez dans la balle, la frontière de notre domaine. Nous ne l’avions pas dépassée de plus d’une cinquantaine de pas lorsque, d’un shoot mal réglé, j’expédiais le ballon droit dans une touffe de genêts, au pied d’un arbousier. Tu te précipitais pour y reprendre la balle quand soudain, dans un cri, tu tombas au milieu des tiges jaunes et vertes. Je m’approchai prudemment jusqu’au buisson.
- Lys ? T’es où ?
Tu avais totalement disparu. Il fallut avancer la tête entre les feuilles, accroupi, pour te voir, allongée par terre un mètre plus bas. L’épais bosquet couvrait un trou assez large, une sorte de cratère au bord de la restanque. Heureusement, tu n’avais rien. Seulement sonnée par la chute. Je t’avais vite rejointe en bas. Un filet de sang perlait sur ta cheville. En le voyant, tu restais d’abord interdite, comme prête à fondre en larmes. Mais, presqu’aussitôt, les yeux braqués sur moi, tu partis d’un grand éclat de rire.
- T’as vu, ce saut ?
Un rire communicatif, que nous partageâmes un bon moment. Le soulagement avait chassé l’émotion du choc. Ce n’était qu’une égratignure. L’insouciance de nos jeunes années nous faisait tout de suite voir le bon côté de la chose.
- Regarde ! Derrière ces racines, c’est creux…
En grattant un peu autour, la terre tombait en lourdes mottes séchées.
- C’est peut-être un terrier ?
- Il doit y avoir un lapin !
- Ou un renard !
A cet âge inconscient, la prudence disparaît devant l’excitation de la découverte. Tout en creusant, nous construisions une histoire. Notre imagination d’enfants allait très vite.
- Ouais, c’est sûrement le repaire d’un renard.
Bizarrement, le trou ne devenait pas plus profond, mais s’élargissait. Nos doigts et nos ongles butaient sur une surface dure. Et lisse. De plus en plus intrigués, nous cherchions les limites de cette plaque. Il fallut creuser vers le bas, s’aider de morceaux de bois pour dégager entièrement une sorte de trappe. En fait, un vasistas dont le carreau cassé avait dû être remplacé par du contreplaqué, comme je le compris plus tard. Le renard disparaissait, faisant place à un vrai mystère. Il fallait le percer. Ni une, ni deux, nous armant d’une grosse pierre trouvée sous l’arbousier, nous attaquâmes le panneau. Très vite, le bois vermoulu céda, et derrière, … rien ! Le noir, le vide. A défaut de prudence, la peur nous fit hésiter.
- Arrête ! C’est peut-être un puits.
- Celui dont les maîtres nous ont parlé ?
- Oui, ils nous ont dit qu’il y avait une source par ici autrefois.
- Peut-être qu’ils ont bouché le puits. Mais, dis-donc, ça a l’air vraiment profond !
On entendit alors la cloche qui sonnait la fin de la récréation. Il fallait rentrer. Tacitement, nous nous l’imposâmes tout de suite : motus et bouche cousue. Le repaire était un trop beau secret. Pas question de le galvauder en le partageant avec les autres. Et encore moins d’en parler aux maîtres. Ils nous interdiraient d’y retourner, d’autant plus qu’il était au-delà de la limite à ne pas franchir.
Tout le reste de la journée, et même le lendemain, je n’arrêtais pas de penser au repaire. Je continuais à l’appeler ainsi, à défaut de savoir ce qu’il en était exactement. Je voulais absolument y retourner. Et seulement avec toi, bien sûr. Y aller seul ne me venait même pas à l’esprit. Il fallait trouver une occasion, sans attirer l’attention des maîtres.
Ce n’est que le surlendemain que celle-ci se présenta. Une récréation où la maîtresse qui nous surveillait restait près d’un groupe qui jouait à la marelle. Nous repartîmes dans un jeu de drible, progressant comme si de rien n’était parmi les buissons. J’avais pris une lampe de poche, empruntée à l’atelier d’art plastique. Nous voulions voir ce qu’il y avait dans ce repaire, ou ce puits. Nous n’avions pas vraiment conscience du danger, du haut de nos six ans. Seul comptait le frisson de l’inconnu, une sensation totalement nouvelle pour nous. C’est en courant que nous fîmes les derniers mètres jusqu’à l’arbousier. Notre impatience était à son comble au moment d’allumer la petite lampe devant le trou béant.
- Ouah ! C’est grand !
- C’est pas un puits, en tout cas.
- Ni une caverne.
Nous avions sous nos yeux un sol plat deux mètres plus bas, et un amoncellement de planches, de boîtes et de caisses.
- Beurk ! C’est dégoutant, c’est plein de poussière !
- Tu crois qu’il y a des gens ?
- Je sais pas, mais ça me fait un peu peur ! Regarde, ces énormes toiles d’araignées !
- Dis donc ! Toutes ces vieilles caisses ! C’est peut-être un trésor ?
Un mot magique pour nous, sans signification très précise. Toutes les histoires fantastiques ou merveilleuses en avaient un.
- Il faudrait aller voir.
- Impossible, c’est beaucoup trop bas !
- Non, regarde ! Il y a une table juste en dessous. En se mettant à plat ventre, on pourrait doucement se laisser descendre en arrière. On arrivera presque à la toucher.
A deux, nous nous sentions assez forts pour affronter les toiles d’araignées et toutes les bêtes qu’elles pouvaient cacher. D’un saut, nous voilà en bas. Ce n’est qu’au moment de poser les pieds par terre que surgit dans ta tête une question vitale :
- Nash, comment on va faire pour remonter ?
Le vasistas était beaucoup trop haut, nous ne pourrions jamais l’atteindre. Nous nous mîmes à explorer la pièce, à la recherche d’une autre issue. Elle était assez longue, mais derrière des empilements de caisses il n’y avait rien d’autre que le mur du fond. Aucune sortie possible de ce côté-là . Tout un mur de la pièce était garni de casiers à bouteilles du sol au plafond. Des bouteilles couvertes de poussière. Nous n’avions jamais vu de cave, nous ne savions même pas que cela existait.
- C’est quoi, ces trucs-là ? Des quilles ?
- Je sais pas, mais ça ressemble pas à un trésor.
- Si on cherchait plutôt dans les caisses ?
Elles étaient en fer, avec un couvercle. Il suffisait apparemment de faire glisser une longue tige pour dégager deux fermetures. Très vite, la première fut ouverte, sur une grosse déception. Nous ne trouvâmes ni pièces d’or, ni pierres précieuses, ni bijoux. Rien que des blocs de carton et de papier. Comme des piles de feuilles, toutes striées de lignes formant des frises bizarres. En fouillant, il fallut se rendre à l’évidence. La caisse ne contenait rien d’autre.
Nous fîmes la même constatation dans deux ou trois autres caisses. Il y en avait encore des dizaines, toutes pareilles. Nous n’allions pas pouvoir les ouvrir. Cette découverte n’avait aucun intérêt, nous le voyions bien, mais à défaut de trésor, nous détenions un secret.
- Et si ce repaire, c’était notre cabane ?
- Oui ! Une cabane en dur, on n’aura même pas besoin de la construire.
- Elle est à nous, et à personne d’autre !
Nous imaginions déjà tous les aménagements à faire, et nous commencions à échafauder des plans pour installer toutes les pièces, comme dans toute cabane digne de ce nom. Les caisses pourraient faire des murs, des couloirs,…
La cloche se fit entendre, à peine perceptible. Nous n’avions pas vu le temps passer. Mais comment sortir ? Le vasistas était beaucoup trop haut, même en sautant sur la table. Il fallut se rendre à l’évidence. Le seul moyen était de crier pour appeler à l’aide. On finirait bien par nous entendre. Mais aucun de nous deux ne voulait se résigner à cette extrémité. Ce serait dévoiler à tous l’existence de notre repaire. Et ne plus pouvoir y aller. On nous l’interdirait. Surtout, notre secret disparaîtrait. Nous nous regardâmes, désespérés, les yeux humides. Comme si le rêve allait se dissoudre. C’est toi qui eus alors une idée de génie.
- En mettant une des caisses sur la table, on pourrait grimper dessus et atteindre l’ouverture.
- Elles sont beaucoup trop lourdes, ces caisses, on ne pourra jamais en porter une.
- Idiot ! Il suffit de la vider…
Rapidement, nous jetâmes par terre tous les blocs de carton et de papier de la première caisse. Sur l’un d’eux, un peu moins épais que les autres, un dessin attira mon attention : des cochons et un loup. Intrigué, je le glissai sous ma ceinture tout en hissant avec toi la caisse vide sur la table.
En arrivant haletants à la porte de la classe, les derniers, je serrai ma trouvaille sous mon T-shirt, terrorisé à l’idée que la maîtresse pût le découvrir. Je serais bien obligé de dire d’où elle venait. Tu devais avoir deviné ma crainte car tu attiras l’attention de la maîtresse :
- On a été obligés de chercher mon ballon, je l’avais perdu dans un buisson.
Je ne m’en rendais pas compte, mais la découverte cachée contre mon ventre en sueur allait bouleverser nos vies. Je pus l’examiner tranquillement dans la grande salle de classe qui servait d’atelier de dessin. Nous étions éparpillés dans la pièce, cachés derrière des chevalets plus grands que nous.
Les cochons et le loup me faisaient penser à un film que nous avions déjà vu plusieurs fois. Les feuilles à l’intérieur du petit bloc de carton portaient d’autres dessins des mêmes personnages, dans différentes situations. Très vite, je compris que les feuilles devaient se regarder les unes après les autres pour suivre une histoire. Clairement, il s’agissait de la même que dans le film. Je m’amusai à passer en revue une par une les feuilles, de la première à la dernière. Toute l’histoire était montrée, à défaut d’être racontée. Il n’y manquait, croyais-je alors, que les paroles. Je ne le savais pas encore, mais je venais, pour la première fois de ma vie, de feuilleter un livre.
A la première occasion, je te passais discrètement le livre. J’étais impatient de voir ta réaction devant ce que je croyais être seulement une collection de dessins montrant une histoire. Il devait y en avoir beaucoup d’autres dans les caisses de notre repaire. Comme ta chambre était très éloignée de la mienne, il fallut attendre le lendemain pour se voir à nouveau. A ta mine réjouie, je croyais que tu avais bien aimé tous ces dessins. Mais ce n’était pas que cela. Dès que nous pûmes parler sans être entendus par d’autres, ce que tu m’expliquas me parut incroyable.
Il y avait sur chaque page quelques lignes noires comportant des petits signes, que j’avais à peine remarqués. Tu les avais bien examinés. En les comparant d’une feuille à l’autre, tu avais vu des ressemblances. Certains signes apparaissaient ensemble plusieurs fois. En les rapprochant des images, on voyait bien que des signes désignaient certains personnages. Tu avais ainsi identifié une série de signes correspondant à chacun des trois petits cochons.
Ces petits symboles étaient incompréhensibles pour nous, mais ils avaient une signification. Tu venais, comme nous le saurions plus tard, de découvrir l’existence de l’écriture.
​
​
II
L’écriture nous était inconnue. Nous n’en avions pas besoin. Les paroles et les images suffisaient. C’est, du moins, ce qui nous apparaissait alors comme une évidence. Nous n’avions pas conscience du moindre manque. D’être privés de ce que l’écriture construit dans la pensée. Surtout à un âge où les liaisons mentales se forment, où notre cerveau s’organise. Notre langage était seulement parlé. Il héritait de plusieurs langues anciennes des mots simples, imagés, concrets. Sa structure allégée nous épargnait l’apprentissage des conjugaisons, des genres ou des déclinaisons. Si bien que dès cinq ans nous le maîtrisions. Assez pour ce à quoi il était destiné : les échanges pratiques de la vie quotidienne. Un jargon, en quelque sorte, comme ceux des barbares de l’antiquité. Marguerite Yourcenar fit dire à Hadrien qu’ils « valent tout au plus pour les réserves qu’ils constituent à la parole humaine ».
Nous ne pouvions bien sûr nous rendre compte des lacunes de notre formation intellectuelle. Notre cerveau, farci d’images et de gestes, n’était pas en manque. Il s’enrichissait jour après jour de nouvelles connexions avec tout notre corps. En nous, se développait, plus que la capacité d’abstraction, l’intelligence des sens. Celle qui nous serait le plus nécessaire dans les deux principales activités de notre époque : l’art et le sport.
Notre éducation donnait la priorité au mental, au bien-être. Ce qui passait d’abord par un apprentissage du savoir vivre ensemble. A toute heure de la journée, dans toute activité, l’accent était mis sur notre relation aux autres. La gentillesse comptait plus que la performance individuelle.
- Non, Kalmie, intervint par exemple l’un de nos maîtres, comme ils le faisaient souvent, il ne faut pas dire à Yerba qu’elle est bête.
- Mais elle n’arrive pas à finir le puzzle, pourtant il est trop facile !
- Elle va y arriver, comme toi. Vous avez les mêmes capacités, tu n’es pas meilleure qu’elle.
- N’empêche que j’ai fini la première !
- Ça ne sert à rien d’être la première. Le plus important pour toi, ce n’est pas ce que Yerba fait, mais ce que tu fais, toi. Tu dois toujours chercher à éviter de susciter un conflit.
Tout ressentiment, toute animosité, toute contrariété devaient être tués dans l’œuf. Avant que l’autre ne s’en aperçoive. Il fallait éteindre en nous l’agressivité de l’animal luttant pour sa survie. Nous n’en avions pas besoin dans un monde où la sécurité et le confort nous étaient garantis. Nous apprenions à devenir plus tard des adultes pacifiques. Epris de paix, ultime degré de la civilisation.
Cet apprentissage nécessitait de temps en temps quelques mises au point. Comme le jour où Phlox avait coupé l’eau chaude pendant la douche de Giana. La maîtresse avait dû intervenir :
- Qu’est-ce qui se passe ici ? Giana, lâche les cheveux de Phlox !
- C’est lui qui a commencé, il m’a coupé l’eau chaude !
- Je ne veux pas le savoir ! Et tu n’as pas à lui faire mal, lâche-le !
- C’est dégoutant ! Et lui, on ne lui dit rien ?
- Phlox, ce n’est pas bien d’embêter les autres ! Tu n’aimerais pas que je coupe l’eau chaude pendant que tu prends ta douche, alors, laisse Giana tranquille !
Puis, s’adressant à tous :
- Allez, dispersez-vous, et allez vous coucher ! Ce n’est pas bien d’encourager les méchancetés et les bagarres.
- C’est pas drôle, murmurèrent plusieurs d’entre nous, on n’a rien fait de mal…
Blâmant le farceur autant que la vengeresse, la maîtresse nous privait tout de même d’un amusement inoffensif. Et nous n’en retenions que la leçon universelle : pas vu, pas pris. Nous aimions rire, comme tous les enfants.
A l’époque, aucun d’entre nous ne s’était aperçu de la disparition de Giana et Phlox peu après cet incident. Mon regard d’aujourd’hui, éclairé par tout ce que j’ai découvert depuis, me fait réaliser que ces deux-là n’étaient plus parmi nous lorsque nous avons été tous réunis pour la dernière fois avant le départ pour le collège. Et je sais maintenant que, si nous avions posé la question, on nous aurait répondu qu’ils avaient changé d’école.
Tout concourait à faire de ces années de primaire une période heureuse. Des années vécues tous ensemble, toute la classe. Et la sacro-sainte règle de jouer avec tout le monde faisait qu’il n’y avait pas de clans. Des groupes se formaient bien sûr, mais jamais fermés. Ils évoluaient, se mélangeaient, s’effilochaient dans le temps, à la manière des nuages les jours de grand vent. Le seul vrai groupe solide, c’était toute la classe. Nous formions un bloc, soudé par les années de vie commune car nous restions ensemble pendant tout le primaire.
Nos maîtres qui, eux, changeaient d’une année sur l’autre, devaient se faire adopter. Mais cela ne leur était pas difficile. Nous les respections et nous les aimions bien pour tout ce qu’ils nous apprenaient. L’apprentissage n’était jamais fastidieux. Stimulant au contraire notre curiosité, il nous laissait toujours choisir entre deux pédagogies complémentaires : la vidéo et les exercices pratiques. Chacun choisissait donc, pendant les heures de classe, l’activité qui lui plaisait le plus. Seule contrainte : il fallait avoir, au moins une fois au cours de l’année, vu toutes les vidéos et effectué tous les exercices du programme.
Par exemple, en quatrième année de primaire, dans le programme de sciences, il y avait un cours d’initiation à l’électricité, comprenant une vidéo et une série d’expériences au laboratoire. Chacun pouvait faire les deux parties dans l’ordre qu’il voulait. Et ceux qui commençaient par la partie pratique et voyaient ensuite la vidéo retournaient systématiquement à l’expérience pratique.
Cet enseignement sans contrainte faisait progresser chacun à son rythme. A la fin de l’année, rares étaient ceux qui n’avaient pas coché toutes les cases dans toutes les matières. Ils étaient toujours repêchés. Pas plus que l’écriture ou la lecture, le calcul n’était enseigné. On ne se servait pas des nombres au-delà de douze. Compter était le rôle exclusif des machines.
Notre emploi du temps laissait au contraire une large place à l’art. Sous toutes ses formes. Dès l’âge de sept ans, nous savions dessiner, peindre, modeler, découper, ciseler, coudre, mouler, souder. Sans encore bien les maîtriser, nous connaissions la plupart des gestes de l’art. De l’artiste ou de l’artisan, suivant le goût et le génie de chacun. En nous exerçant à faire, nous apprenions à regarder, à comparer, à mesurer, à évaluer, à apprécier. Cette ouverture à l’art et aux belles œuvres faisait notre bonheur. Notre fierté aussi, car nous nous sentions grandir chaque fois qu’une nouvelle réalisation sortait de nous, de nos mains, de notre imagination.
Les arts lyriques et la danse n’étaient pas en reste. Toute la classe formait une chorale, où s’exerçait autant notre voix que notre mémoire. Et, comme sans doute dans toutes les écoles de tous les temps, nos efforts se focalisaient sur la préparation du spectacle de fin d’année. Pour tous les adultes qui y assistaient, nos maîtres, ce devait être un grand moment, à voir leurs sourires attendris et émus. Ils devaient deviner qu’au-delà de nos gestes imprécis et maladroits, nous nous sentions danseurs étoiles. Nous nous amusions aussi à réciter des poèmes et à monter des sketches ou même des pièces de théâtre. Nous apprenions tout cela sur des vidéos, nous appliquant à imiter l’accent et les manières des acteurs.
Notre interprétation de La Belle et la Bête est gravée dans ma mémoire, non seulement parce que tu jouais Belle, mais aussi parce que nous étions écroulés de rire devant les efforts de Bilimbi pour te faire la réplique avec les mimiques les plus bestiales.
J’en retiens d’inépuisables séances de gaité. Chacun avait son style, sa diction, sa façon de déclamer. S’exercer à les connaître et à les développer était, plus qu’un travail, un jeu.
Nous avions surtout nos cabanes. Tout un village imaginaire se faisait et se refaisait continuellement à travers les bosquets. Un adulte n’aurait rien vu d’autre que quelques branches vaguement alignées. Nous avions nos codes, nos règles, nos symboles. Notre monde à nous. Comment ne pas parler d’une enfance heureuse ? La présence des maîtres, sans doute attentive, se faisait discrète. Nous étions les rois.
Les rois d’un monde très protégé bien sûr. Nous n’en avions pas la moindre idée, mais l’école nous isolait presque complètement du monde extérieur. Nous y vivions comme dans ce qu’autrefois on aurait appelé un orphelinat. Sauf que cet environnement était celui de tous les enfants. Nous ignorions que l’on puisse avoir des parents. Cela pouvait-il nous manquer ?
En écrivant ces lignes, bien plus tard, je vois combien cette question n’a pas de sens. Si je garde le souvenir d’une enfance heureuse, c’est sans doute qu’aucune frustration, aucun manque affectif ne m’a perturbé. Nos maîtres ont dû nous apporter tout ce dont nous avions besoin car je n’ai aucun souvenir de difficultés psychologiques. Ni chez moi, ni chez mes camarades de classe. Certains pouvaient avoir une personnalité plus forte, ou plus exubérante. Comme Mira ou Ceibo, qui faisaient toujours les pitres. D’autres pouvaient se montrer particulièrement placides ou discrets, comme la timide Isida. D’autres encore étaient un peu maniaques, capricieux, bavards ou grincheux. Tous étaient équilibrés, sans problèmes. Que cette impression d’homogénéité ait été rendue possible par un discret écrémage, nous n’en avions pas conscience à l’époque.
Jouer était, bien sûr, comme chez les enfants de tous les temps, notre occupation favorite. La journée était rythmée par les nombreuses récréations. Le parc de l’école, avec ses restanques et ses terrains de jeux, était notre domaine. A part quelques agrès, balançoires, toboggans et tourniquets, rien d’artificiel. La nature suffisait. Tout le petit monde rampant et volant nous était familier.
- Venez ! On va faire une course de modules dans le tronc creux. Moi, je prends une sauterelle, proposa Iago.
- Je vais essayer avec un lézard ! répondit Cotinus.
- Regardez, j’ai réussi à prendre une araignée, annonça victorieusement Ancha.
- Vous allez voir, intervint Sham, mon super papillon va tous les doubler !
- Attention ! Vous êtes prêts ? A trois, on les lâche et on tape sur le tronc pour les faire partir…
Attraper des petites bêtes exerçait notre agilité. Nous jouions avec elles, mais sans jamais les blesser. Il fallait les respecter, les laisser en liberté. Nous passions ainsi des heures à dessiner dans la terre des chemins pour les fourmis et des maisons pour les sauterelles. Dès le départ de la course, le papillon s’envola dans la mauvaise direction. Ses jolies ailes jaunes disparurent dans les arbres. Le petit lézard prit tout de suite la tête de la course en un bond spectaculaire, puis s’immobilisa un long moment pour admirer le paysage, la tête relevée et les yeux brillants, avant de disparaître sous le tronc. L’araignée refusa de bouger, indifférente à nos coups sur le tronc, se recroquevillant en boule. Seules la fourmi et la sauterelle avaient l’air motivées. Elles se mirent consciencieusement en route dans la bonne direction à un rythme raisonnable. La sauterelle, bonne joueuse, se contentait de marcher au lieu de sauter. Iago se mit au bout du tronc pour l’encourager, et tous, autour, nous suivions la course palpitante. Il était clair que la sauterelle aurait pu aller beaucoup plus vite mais était retenue par une fâcheuse tendance à se reposer chaque fois qu’elle aurait pu dépasser la grosse fourmi noire.
- Saute, maudite bestiole ! s’énervait Iago.
Pendant ce temps, la fourmi progressait tranquillement. A un moment, elle eut l’air de vouloir changer de direction et commença à escalader la paroi du tronc. Mais lorsque la pente devint trop raide, la petite bête changea d’avis et revint en arrière. La compétition se prolongea lorsque la sauterelle fit soudain un bond dans la bonne direction, atterrissant exactement au milieu de la piste. Mais l’effort semblait l’avoir épuisé et les cris de Iago ne purent rien pour la faire bouger à nouveau. Pendant ce temps, la fourmi, qui avait repris sa route, se rapprochait inexorablement de la ligne d’arrivée. Et là , Iago bondit et l’écrasa d’un coup de talon. La sauterelle, qui ne bougeait toujours pas, eut droit au même traitement quelques secondes plus tard.
Choqués, nous restâmes silencieux. C’était effrayant et l’un d’entre nous se mit à pleurer.
- Qu’est-ce qu’il vous prend ? Elles n’ont pas de cerveau, vous savez. De toute façon, c’était n’importe quoi, personne n’a gagné.
Iago toutrna le dos et s’éloigna vers le bâtiment de l’école. Nous restâmes tout penauds dans la cour de récréation. L’un de nous a dû être interrogé par un maître sur ce qui s’était passé. Nous n’avons jamais revu Iago, mais personne ne l’a regretté.
Plusieurs fois par semaine, toute la classe partait en promenade. Un enchantement. Notre ville était parcourue d’une multitude de rues zigzaguant dans la verdure. On passait en quelques pas d’une allée boisée à une corniche surplombant la mer. Le spectacle sublime des îles ravissait nos yeux. Suivant le temps, nous allions à pied, en trottinette ou à vélo. En partant de l’école, en moins d’une demi-heure nous étions sur la plage. Ou au contraire en haut des crêtes. Nous connaissions bien, à force, chaque recoin des collines. Les maisons, pourtant très proches les unes des autres, s’y faisaient discrètes au milieu des arbres. Si bien que notre ville ressemblait plus à un grand parc qu’à une mégapole. Même les magasins étaient peu visibles.
Nous étions encore trop jeunes pour comprendre comment la vie s’organisait, je veux dire celle des adultes. Cela ne nous intéressait pas trop, d’ailleurs. Nous croisions des gens affairés, qui n’avaient pas l’air de flâner. A vélo, en trottinette, en bus, ils semblaient absorbés par leurs pensées de grandes personnes. C’était un autre monde. Nous n’avions pas vraiment conscience que ce serait un jour le nôtre. Pas encore. Magie de l’enfance, lorsqu’elle est préservée.
Nous ne nous en rendions pas compte, mais tout cela était rendu possible grâce à l’organisation parfaite de notre école. Nous ne pouvions pas connaître la somme de prescriptions et de procédures exigées du corps enseignant. Je ne l’ai su que plus tard, mais chaque activité faisait l’objet d’une surveillance et d’observations. Tout dans notre comportement était noté, analysé. Et tout écart, par rapport à la norme, provoquait un discret recadrage. Ainsi, sans le savoir, nous étions pilotés dans la bonne direction. Comme, sans doute, les enfants d’autrefois l’étaient par leurs parents. Pour leur bien.
Nos parents à nous, c’étaient tous ces maîtres et toutes ces maîtresses. Très nombreux, certes, mais tous affectueux et bons. Ecrivant ces lignes bien plus tard, sachant désormais ce qu’il en est, je leur laisse toute ma gratitude. Mon souvenir ému et reconnaissant. Je leur dois ces années heureuses de mon enfance. Celles qui m’ont valu le plus beau cadeau que m’ait donné la vie : te rencontrer.
III
- Regarde, Lys, ce que j’ai trouvé. Comme on ne pouvait pas retourner au repaire, j’ai eu plusieurs jours pour bien examiner toutes les pages du livre. Certains groupes de signes se répètent plusieurs fois. Tu vois, ici ?
- Ah oui ! D’autres se ressemblent seulement en partie.
- Et celui-là , avec trois signes, on le retrouve tout le temps…
- Et il y en a même qui ont juste quelques signes différents… C’est vraiment bizarre.
- Ça doit vouloir dire quelque chose.
- Oui, mais quoi ? Ces petits symboles ont certainement un sens, mais ils ne ressemblent à rien.
La signalétique omniprésente dans notre vie courante nous parlait très clairement : les logos, les enseignes, les smileys, images simples, montraient explicitement ce qu’elles désignaient. Avec ces formes, rien d’évident. Du haut de nos six ans, nous devinions vaguement qu’il s’agissait de vestiges du passé. Un passé mystérieux, totalement inconnu et inaccessible. Seule nous excitait la recherche d’autres livres avec des images.
Il fallut ouvrir toutes les caisses. Plusieurs récréations furent nécessaires, toujours espacées dans le temps. Cela prit plusieurs semaines. Nous avions trouvé une nouvelle tactique pour ne pas nous faire remarquer. Chacun de nous commençait la récréation avec un groupe différent, que nous quittions subrepticement pour nous retrouver au repaire. A chaque fois un nouveau groupe, pour respecter la règle. On ne nous voyait jamais ensemble. Personne ne pouvait se douter de notre activité cachée. Une vie souterraine qui allait transformer toute notre existence.
Nous avions commencé par un véritable inventaire. Les caisses vides nous servaient de tables. Nous classions les livres suivant leur taille. La plupart étaient assez petits. Le format « poche », comme je l’apprendrais plus tard. Ils avaient souvent une image ou une photo sur la couverture, mais aucune à l’intérieur. Nous les laissâmes de côté. D’autres, plus gros, n’avaient pas plus d’intérêt. Nous eûmes plus de chance avec deux caisses. Presque tous leurs livres, plus larges mais beaucoup moins épais, étaient illustrés. Des dessins simples, sur lesquels nous reconnaissions certains personnages de nos films. Pour bien prendre le temps de les lire, nous les emportions dans nos chambres. Nous faisions semblant de regarder des vidéos comme les autres.
C’est ainsi, en cachette, que nous nous sommes familiarisés avec le monde de la bande dessinée pour enfants. Un monde merveilleux, magique. Sans même savoir lire, on pouvait suivre l’histoire. Force expressive de la caricature. Attraction presque physique d’un trait pur sur les à -plats contrastés, faisant jaillir les sentiments et les émotions des personnages. Quel plaisir nous prenions à feuilleter ces Tintin ou ces Astérix. Les bulles suggéraient que les petits signes à l’intérieur correspondaient à des paroles. Sans pouvoir les comprendre, nous passions à côté d’une bonne partie du récit. Notre frustration se teintait d’excitation lorsqu’un indice apparaissait. Une exclamation, une interjection, donnait la clef de certains mots.
- Regarde, là , il vient de se cogner, et il dit : « Aïe ! »
- Et celui-là , il tape, et ça fait : « Paf ! »
En échangeant nos découvertes, nous arrivâmes bientôt à reconnaitre le nom des personnages. Mickey est ainsi le premier mot que nous ayons déchiffré. Ce nom était le même dans notre langue. Nous pûmes ainsi associer l’écriture et le son correspondant. Une découverte inouïe. Les paroles s’écrivaient. Nous passions des heures à rire en répétant à l’infini le même mot tout en le suivant du doigt sur le papier. D’autres mots ne collaient avec rien de connu. Les tentatives de décodage donnaient des solutions cocasses mais incohérentes.
C’est toi qui eus, la première, l’idée de recopier sur une feuille de papier à dessin les mots que nous avions compris. Tu étais très fière lorsque tu me le montras au repaire.
- Tu vois, j’ai recopié les mots « salut ! », « merci », …
- On devrait faire la même chose pour tous ceux qu’on pourra reconnaître.
Nous imitions les caractères d’imprimerie. Sans le savoir, nous nous lancions dans ce qui allait devenir l’expérience la plus déterminante de notre développement intellectuel. Ce que notre bouche prononçait, ce que notre oreille entendait, notre main pouvait l’écrire et nos yeux le lire. Le verbe, nos paroles, devenaient des objets. Notre cerveau pouvait les considérer, les concevoir. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture nous ouvrait les portes du savoir.
D’autres clefs de déchiffrement étaient indispensables. Avec seulement quelques héros de Disney, nous n’irions pas très loin. Heureusement, dans les cantines de livres pour enfants nous dénichâmes un vrai trésor : quelques imagiers, ces albums où d’innombrables objets sont désignés par leur nom. Et, surtout, un manuel d’apprentissage intitulé « Méthode Boscher ». Ce « livre des tout petits » était fait pour nous. Il devint notre livre de chevet pendant de longs mois. Nous nous appliquions à recopier chaque ligne. L’écriture cursive, soigneusement imitée, nous amusait beaucoup. Avec ces outils, nos progrès furent fulgurants. Aussi bien en écriture qu’en lecture. Et en français, langue que nous ne connaissions pas. Une langue compliquée, pleine de subtilités et de nuances. Ce qui faisait tout son charme et son attrait, même si je dus passer des heures à buter sur des incompréhensions à cause d’une règle ou d’une exception inconnue.
Apprendre à lire et à écrire fut donc un jeu. Un grand jeu, rendu exaltant par le sceau du secret. Nous avions conscience de détenir un privilège exceptionnel, exclusif. Aucun autre enfant, pas même nos maîtres, n’avaient connaissance de ce que nous avions découvert. Ils ne pouvaient même pas le concevoir. Nous en étions très fiers. Nous nous sentions des êtres à part, non plus seulement dans notre imagination, comme tous les enfants. Mais en vrai. Cette activité clandestine avait presque un caractère sacré. Nous nous sentions dépositaires de quelque chose qui nous dépassait. Qui nous obligeait. Nous le sentions mais n’en avions pas vraiment conscience. Entre six et douze ans, on peut prendre des choses très au sérieux sans comprendre pourquoi.
Nous étions surtout stimulés par la lecture des bandes dessinées. Petit à petit nous arrivions à comprendre les dialogues. De belles histoires. Des héros attachants, que l’on retrouvait avec plaisir d’un épisode à l’autre. Ils vivaient dans un monde un peu différent du nôtre. Le passé. A une époque indéfinie. A plusieurs époques, d’ailleurs. Nous nous amusions devant les différences. Les vêtements, les maisons, les transports, par exemple. En fait, des détails accessoires. Nous nous y projetions très facilement.
En revanche, les moyens de communication nous étonnaient. Lire et écrire des lettres, des messages, avaient fait partie de la vie des gens. Des moyens d’expression et d’échange connus de tous. Quelle étrangeté ! Nous n’imaginions pas la place qu’avait pu prendre l’écrit dans les siècles passés. Une place essentielle, centrale, à voir comment il véhiculait des pensées, des discours, des explications, des sentiments, des émotions. Partager cette expérience nous rapprochait de ces personnages. Ce n’était que des histoires, des fictions, mais qui reflétaient la réalité. La réalité du passé. A travers ces lectures, petit à petit nous nous sentions devenir héritiers de ce passé disparu. A l’école primaire, il n’y avait pas de cours d’histoire. Nous ignorions tout de ce qui nous avait précédés. Nous ne nous posions pas la question. Avec toi, grâce à ces livres, nous avons en quelque sorte pris de l’avance sur le programme, allant même bien au-delà de ce que le collège nous enseignerait.
Les enfants d’autrefois vivaient une condition très différente de la nôtre. Une sorte de sujétion imposée par les adultes. Ils n’avaient apparemment aucun droit, sauf celui de se taire. Ils ne devaient pas répondre à un adulte. Ils ne pouvaient qu’obéir ou être punis. Ils s’amusaient, comme nous, mais dans un cadre qui paraissait plus contraint. Pourtant, nous nous sentions proches d’eux. Le même élan vers le merveilleux nous animait. La magie de l’enfance, détachée du réel, traversait les siècles. Notre imagination nous rapprochait de ces enfants du passé. Nous nous sentions jouer, courir, pleurer ou rire avec eux. Tchang, Dorothée, Arthur, Spirou, les Schtroumps, Bob et Bobette, Quick et Flupke, entraient dans notre vie.
Nous explorions avec eux, dans leurs aventures, un espace inconnu pour nous : celui de l’amitié. Ce mot n’avait pas d’équivalent dans notre langue. Pas plus que le mot « amour », qui n’existait pas. Nous avions des relations, des connaissances, des camarades, des maîtres et des maîtresses. Pas d’amis. Etre trop proche, trop intime, trop attaché à une personne se ferait au détriment de l’équilibre général. Nous n’avions pas le droit de nous lier à quelqu’un en particulier. Nous apprenions à considérer cela comme incorrect, presque indécent. S’intéresser à quelqu’un d’autre avec insistance s’apparentait à du harcèlement. Le respect des autres imposait une distance. Enfreindre cette règle violait gravement le principe de neutralité. La paix nécessitait l’indifférence.
Pourtant, le lien qui se tissait entre certains personnages des bandes dessinées nous intriguait. Il était beau, réconfortant, bénéfique. Il apportait la joie, la chaleur, l’enthousiasme. Surtout, il ne semblait faire de tort à personne. L’amitié de ces héros les rendait plus forts, meilleurs. Elle ne les empêchait pas d’être tournés vers le bien commun. Ce contraste ne laissait pas de nous étonner. Les interdits de notre époque nous éloignaient peut-être d’une source de bonheur et de joie qui avait existé. Nous en discutions souvent, au fil de nos lectures.
- Nash, tu es mon ami, déclaras-tu un jour, comme une provocation.
- Oui, Lys, et toi aussi tu es mon amie, répondis-je en riant.
Un cap était franchi. Nous devenions subversifs. Nous en avions conscience. Nous ne comprenions pas alors à quel point, ni ce que nous risquions si nous étions repérés. Mais nous sentions bien que ce que nous avions caché jusque-là , pris par l’engouement de la découverte, n’était pas un jeu. Ce passé, nous n’aurions jamais dû l’exhumer.
Je l’ai compris plus tard. Cette cave que nous avions trouvée par hasard était le seul vestige d’une ancienne maison. Démolie au moment de la construction de l’école, disparue dans les travaux de terrassement, elle était complètement oubliée. Les livres avaient probablement été enfermés dans des cantines et stockés là lorsqu’ils étaient devenus inutiles, au lieu de disparaître dans une déchetterie comme sans doute la plupart. Nous nous doutions alors que nous étions tombés sur un secret bien gardé : les mœurs du passé, que nous n’aurions jamais dû connaître. Savoir que l’amitié pouvait exister et embellir la vie dépassait l’entendement. Nous rendait soudain plus lucides, plus clairvoyants que nos maîtres. Pire, nous nous sentions définitivement inadaptés à notre époque.
...
Pour lire la suite :