Les Insectoïdes
I
Il suffit parfois d’un minuscule insecte pour changer la donne. Ce jour-là, ce fut une mouche. Elle virevoltait, zigzaguait, captait le regard en se collant à la baie vitrée. Puis elle disparaissait, traversant la pièce en tous sens, rapide comme une balle de tennis que l’œil ne peut pas suivre, avant de redevenir un point noir sur un mur. Pierre observait distraitement ce manège tandis qu’il attendait, seul dans une salle de réunion lambrissée de boiseries à moulures, son interlocuteur sorti quelques instants pour faire des photocopies. Les insectes l’avaient toujours fasciné. A des vitesses phénoménales pour leur taille, ils maîtrisaient parfaitement des voltiges d’apparence erratique. Un spectacle banal en plein mois de juillet. Pourtant, quelque chose d’incongru le dérangeait…
Prenant conscience de ce malaise diffus, Pierre réalisa soudain ce qu’il y avait d’anormal : la présence d’une mouche dans les bureaux climatisés d’un immeuble cossu des Champs-Elysées. Depuis toujours, on apprécie de pouvoir chasser les mouches, comme les patriciens romains évoqués par Flaubert dans son « puer abige muscas ». Cela fait partie du confort d’une maison. Aujourd’hui, la climatisation joue, entre autres, ce rôle. Mais dans cette salle, Pierre n’entendait pas le léger ronflement qu’émet normalement une ventilation. Sa chemise collait à son dos, il faisait trop chaud : manifestement la climatisation ne fonctionnait pas. Ce constat n’était pas anodin. Il n’allait pas avec l’image que son interlocuteur avait voulu lui donner. D’ailleurs, celui-ci ne revenait toujours pas, et Pierre s’étonnait qu’il dût s’absenter pour des photocopies qu’une assistante aurait pu faire à sa place. Déjà, au début de leur réunion, il était allé lui-même chercher des cafés, qu’il avait rapportés dans des gobelets de distributeur automatique. Tout ceci ne cadrait pas du tout avec le standing habituel d’un établissement financier international du huitième arrondissement.
Pierre revit alors, en repensant à toutes les étapes depuis leur rencontre, des détails auxquels il n’avait pas vraiment prêté attention. La manière dont ce Monsieur Fielding l’avait contacté un mois plus tôt, en se recommandant de personnes très haut placées, ce qui avait beaucoup impressionné Pierre mais qu’il n’avait pas cherché à vérifier. Son bagout, ses flatteries presque obséquieuses, des attitudes que Pierre avait d’abord interprétées comme des déformations professionnelles d’un financier cosmopolite habitué à fréquenter des sommités de l’administration. Une allure de parvenu, avec montre en or, gourmette, chevalière, costume satiné à rayures, cravate jaune sur une chemise violette, et cheveux blonds replantés au dessus d’un visage tanné aux UV. Sa façon de faire l’important en commençant par poser devant lui sur la table, pendant leur premier rendez-vous, deux téléphones portables… Enfin, cette réunion dans ce qui, après réflexion, ressemblait à un centre de réunions d’affaires, où il pouvait n’avoir loué cette salle que pour une heure, car Pierre n’avait vu personne d’autre dans les bureaux. Mis bout-à-bout, tous ces éléments dressaient de son interlocuteur un portrait inquiétant. Pierre, de plus en plus mal à l’aise, voyait avec un effroi grandissant apparaître la possibilité d’une arnaque.
Sa mallette, contenant quinze mille euros en liquide, venait de changer de main. Elle se trouvait maintenant devant la place occupée par Monsieur Fielding. Pierre ne pouvait la reprendre sans se lever pour faire le tour de la large table. D’ailleurs, il entendait les pas de son interlocuteur qui revenait. Ce dernier avait exigé cette somme comme dépôt de garantie d’un prêt de trois cent mille euros, et Pierre avait accepté.
Depuis plusieurs mois, avec son ami Julien, ils avaient cherché en vain des fonds pour financer leur projet d’entreprise. La proposition de ce Monsieur Fielding était tombée comme une opportunité providentielle. Ce prêt devait être porté par un organisme travaillant pour le compte de l’Union Européenne, suivant un montage spécialement conçu pour les start-up, dont la complexité même leur était apparue comme une preuve d’authenticité. Il présentait l’immense avantage de n’exiger aucune caution, contrairement aux prêts bancaires classiques. En contrepartie, il fallait verser d’avance un dépôt de garantie correspondant au montant des intérêts. N’étant, ni l’un, ni l’autre, spécialement compétent en finances, ils avaient tout accepté sans prendre la précaution élémentaire de demander l’avis d’un expert. Ils avaient juste un peu tiqué lorsque Monsieur Fielding avait souhaité qu’après la remise du dépôt de garantie, ils aillent ensemble à la banque, de l’autre côté des Champs-Elysées, pour se faire remettre le chèque certifié correspondant au prêt. Cette exigence, proprement extravagante et risquée pour eux, aurait dû les alerter, mais l’homme d’affaires leur avait servi un boniment habile, endormant toute prudence. Grâce à cette mouche qui lui avait ouvert les yeux, ce risque devenait évident pour Pierre : la mallette, avec toutes ses économies, pouvait disparaître... Il avait dû casser son plan d’épargne pour réunir cette somme. La totalité de ce qu’il avait pu mettre de côté depuis qu’il avait commencé à travailler était posée sur la table.
Ce projet d’entreprise travaillait Pierre depuis qu’il s’était lancé, dix ans plus tôt, dans un doctorat en nanosciences après une école d’ingénieur. Pour ce passionné de sciences, les nanotechnologies changeaient tout, un peu comme un nouveau monde dans un jeu vidéo. La connaissance de la matière passait de l’échelle de la molécule à celle de l’atome, ouvrant la porte à une infinité de combinaisons. De nouveaux composants, avec des caractéristiques jusque-là inatteignables, allaient révolutionner des pans entiers de l’industrie et faire naître des outils plus performants. Des applications inédites apparaissaient en biologie, en mécanique, en optique, et dans bien d’autres domaines… Pierre avait découvert pendant ses études la variété de ces débouchés et, très vite, il s’était intéressé aux applications en robotique. Au début, il s’était amusé à donner corps, à travers les nouvelles possibilités apportées par les nanotechnologies, à des fantasmes d’enfance. Des vieilles bandes dessinées, trouvées chez son grand-père, avaient nourri son imagination, et Pierre voyait dans ses plans le minirobot Filament de Géo Trouvetou passer de la science fiction à un projet réaliste. Tout naturellement, celui-ci avait évolué vers les drones, beaucoup plus excitants grâce à la troisième dimension. En explorant ce qui se faisait aux Etats-Unis, très en avance dans les micro-drones, Pierre avait découvert un terrain inépuisable d’innovations dans le bio mimétisme. Cette approche consistait à imiter les insectes au lieu de miniaturiser des avions ou des hélicoptères. Il fallait réaliser des structures et des ailes assez légères, les animer, et fournir suffisamment d’énergie. Les nanotechnologies pouvaient répondre à tous ces défis, à condition d’inventer des procédés originaux, dont Pierre avait l’intuition. Après sa thèse, il avait trouvé un poste de chercheur dans un laboratoire spécialisé dans les applications des nanosciences en biologie, et avait pu, très librement, pour lui-même, travailler le soir et les weekends sur ses projets de drones insectoïdes. En avançant dans cette exploration et en échafaudant des solutions de plus en plus abouties, il y trouvait un potentiel industriel devenant crédible. Finalement, les choses s’étaient déclenchées grâce à Julien, que les projets de Pierre passionnaient.
En ce mois de juillet 2007, leur recherche de financement durait depuis déjà presque un an, et Pierre s’était laissé convaincre trop facilement par ce Monsieur Fielding, il en prenait conscience maintenant. Comble de malchance, son ami, qui devait participer à cette réunion, l’avait prévenu, juste avant, qu’il arriverait en retard. Sa présence l’aurait bien aidé, dans cette situation où il se sentait piégé. Le contrat de prêt venait d’être signé, il était donc difficile de revenir en arrière maintenant. Et pourtant, devenu méfiant, il ne savait pas comment s’assurer tout seul que Monsieur Fielding ne disparaîtrait pas avant d’arriver à la banque.
Celui-ci revint avec les photocopies, lui donna son exemplaire du contrat, et proposa d’aller à la banque. Au même moment, Julien appela. Il venait juste de garer son scooter devant l’immeuble et Pierre lui suggéra donc de les attendre. Il s’avança vers l’autre côté de la table pour prendre la mallette, mais Monsieur Fielding ouvrit celle-ci, mit son exemplaire du contrat dedans, la referma et la prit, lui disant avec un grand sourire :
– Laissez-moi me charger de ce fardeau ! Vous me faites confiance, n’est-ce pas ?
Pierre, pris de court, ne sut que répondre :
– Bien sûr !
Il se sentait désarmé, impuissant, dans ce genre de bras de fer mental où le jeu était inégal. Toujours aimable et conciliateur, prêt à céder sa place et à accorder le bénéfice du doute, il était incapable de tenir tête à un manipulateur. Franc et honnête, mais trop entier, la négociation n’avait jamais été son fort. Il ne savait pas jouer au plus fin pour contrer à armes égales un serpent de cette sorte.
Ils se dirigèrent vers le palier, sans rencontrer âme qui vive à cet étage.
L’ascenseur s’ouvrit au rez-de-chaussée sur un vaste hall, en face des portes à tambour de la sortie de l’immeuble. Monsieur Fielding se tourna vers Pierre :
– Excusez moi une minute, juste un petit passage par les toilettes, et je reviens tout de suite.
Pierre le vit se diriger vers un panneau indiquant des toilettes, sans remarquer, juste à côté, un couloir qui rejoignait une galerie marchande donnant directement sur l’avenue. Il sortit pour retrouver son ami devant l’entrée de l’immeuble, et lui fit part de ses doutes. Ils se rassurèrent mutuellement, en se disant qu’à deux ils pourraient faire que tout se passe comme prévu. Tout en parlant, ils scrutaient l’intérieur de l’immeuble à travers les portes vitrées, espérant à tout moment voir apparaitre Monsieur Fielding. Après quelques minutes, les deux amis commencèrent à s’impatienter, et jetaient des regards inquiets autour d’eux. En cette fin de matinée, le large trottoir était parcouru dans les deux sens par de nombreux touristes qui flânaient en admirant les vitrines de la « plus belle avenue du monde ». Ils formaient une masse assez compacte où il aurait été facile de disparaître.
Julien n’avait jamais lui-même rencontré leur interlocuteur. Il demanda soudain :
– A quoi ressemble-t-il, ce Monsieur Fielding ?
– Assez grand, costume rayé noir, moumoute blonde.
– Comme le type qui remonte vers l’Arc de Triomphe, à cinquante mètres, derrière ce groupe de Japonais ?
– Oui, c’est lui ! Allons-y !
Ils détalèrent, bousculant presque deux jeunes femmes qui prenaient un selfie avec une perche. L’homme marchait vite, et jetait de temps en temps des regards derrière lui. Il se mit à courir, il devait les avoir vus. Très vite, il disparut sur la gauche dans une bouche de métro. Quelques secondes plus tard, Julien, qui courait plus vite que Pierre, déboula à son tour dans l’escalier du métro, apercevant l’homme au loin, qui prenait la direction de la ligne vers la Défense. Des files de voyageurs s’agglutinaient devant les portillons d’accès. Julien dut pousser un vieux monsieur pour franchir sans s’arrêter une des barrières. Lorsqu’il déboucha sur le quai, le signal retentissait, une rame à l’arrêt allait repartir. Julien se jeta dans la première voiture, juste avant que la porte se referme derrière lui dans un claquement sec. Il dut se faufiler entre les gens dans le métro bondé pour parcourir tout le wagon, sans trouver l’homme. Il songea à alerter la police. Après tout, il s’agissait maintenant d’un vol puisque ce Fielding emportait de l’argent qu’il aurait dû mettre à la banque. Mais celui-ci aurait beau jeu de démontrer, contrat à l’appui, que cet argent lui avait été confié en bonne et due forme. Et il n’était pas question de se mettre en tort pour usage abusif du signal d’alarme.
Il remonta la rame, de wagon en wagon, et vit l’homme au moment où le métro entrait dans la station suivante. Lui aussi l’avait aperçu, et, dès que les portes s’ouvrirent, sortit précipitamment. Julien prit la première porte et se retrouva sur le quai à une quinzaine de mètres de lui, derrière une foule de touristes chinois qui venaient de descendre pour visiter l’Arc de Triomphe. L’homme courut vers les escalators et son poursuivant, au prix de plusieurs coups d’épaule et de cris indignés des Chinois malmenés, réussit à le rejoindre au moment où il atteignait le couloir vers la salle Friedland. Ses réflexes d’ancien commando, rompu au close-combat, lui donnèrent tout de suite l’avantage alors qu’il agrippait l’homme et lui faisait une clef bloquante en lui pliant un bras dans le dos, à la limite de la douleur, tout en lui disant :
– Dites-moi, Monsieur, vous n’oubliez rien ?
Fielding commença par prendre un air indigné en répondant :
– Mais, je ne vois pas de quoi vous parlez ? D’abord, je ne vous connais pas ! Lâchez-moi, ou j’appelle la police !
Du tac au tac, Julien répliqua, changeant de ton :
– Ah, tu veux voir la police ? Eh bien, allons-y ! Tu leur expliqueras ce que tu fais avec quinze mille euros que l’on t’a remis simplement pour aller les mettre à la banque, et pourquoi tu nous as faussé compagnie !
Il serra un peu plus sa clef et ajouta :
– Allons ! Avance ! Ne traînons pas !
L’homme se retourna et lui tendit la mallette en répondant :
– Bon, si cette affaire ne vous intéresse plus, je vous rends votre argent. Mais lâchez moi, c’est insupportable !
Tout en maintenant sa prise, Julien lui arracha la mallette.
– Ah, bon ? Tu ne veux plus aller voir la police ? Moi, je crois pourtant que ça devrait les intéresser, ton histoire ! Attends, je vais déjà appeler mon ami, il faudrait que tu lui fasses des excuses. Ne bouge pas, je t’ai à l’œil !
Tout en coinçant l’homme contre le mur pour l’empêcher de s’échapper, il attrapa son téléphone et appela Pierre.
– J’ai retrouvé ton ami ! En fait, il a oublié de te dire au-revoir. On vient de descendre à la station Etoile et on ressort du métro. Rejoins-nous !
Ils se retrouvèrent sur le trottoir, en haut des Champs-Elysées. Au même moment, un groupe de touristes italiens sortit du métro en gesticulant et en parlant fort. Fielding profita de la bousculade et partit en courant en traversant l’avenue, au milieu des voitures. On entendait des coups de frein et des klaxons. Julien, surpris, n’avait pas pu le retenir. Après un premier réflexe pour le poursuivre, il se ravisa, pensant qu’avec la mallette et son précieux contenu il prendrait trop de risques en courant au milieu des voitures. Pierre le rejoignit.
– Ouf ! Tu as réussi à la récupérer, bravo !
– Ce salaud a tout fait pour nous échapper. Mais il ne savait pas à qui il avait affaire !
– Oui, heureusement que tu étais là ! Sans toi, je me serais fait rouler comme un idiot. Je ne sais pas comment te remercier !
– C’est à moi de te dire merci ! Tu m’as permis de revivre une vraie action commando, ça m’empêche de rouiller !... C’est toi qui as bien réagi tout à l’heure. Si tu ne t’étais pas méfié, on aurait attendu bêtement et il aurait filé avant qu’on se pose des questions.
– C’est vrai, et on peut dire merci à une mouche, c’est elle qui m’a ouvert les yeux !
– Comment çà ?
– Je t’expliquerai… L’essentiel, c’est d’avoir récupéré ma mise. Mais maintenant, nous n’avons plus le choix. On arrête de bricoler avec des histoires de prêts. Il va falloir lever des fonds auprès de vrais actionnaires.
II
Tout avait démarré dix mois plus tôt, sous les arbres d’une terrasse de la Défense. Les tours se vidaient pendant la pause-déjeuner. Le soleil de septembre invitait à interrompre quelques instants la frénésie de la rentrée. On se pressait pour une resucée d’ambiance estivale devant une salade niçoise. A deux pas du bureau de Pierre et à quelques minutes de RER de celui de Julien, le lieu était pratique pour les deux amis, qui ne s’étaient pas revus depuis plusieurs mois.
Chacun ayant suivi sa voie après les années passées ensemble au collège et au lycée, ils gardaient le contact en se retrouvant de temps en temps autour d’une bonne table. Ils avaient toujours beaucoup de plaisir à se voir ainsi régulièrement pour partager leurs expériences. En parlant de tout, ils faisaient le point sur leur vie. Dans ces moments précieux de confiance et de confidences, à travers le regard de l’autre, chacun se révélait à lui-même.
Cette amitié fidèle et solide, construite sur les complicités sincères de l’adolescence, liait deux hommes que les apparences opposaient. Tout, en Julien, respirait la force et l’énergie : une stature imposante, un regard droit et perçant, plus expressif que des mots, et un verbe grave et déterminé de fonceur. A coté de lui, Pierre avait l’air presque effacé, discret, dans une silhouette chétive. Cachés derrière de fines lunettes d’écaille, des yeux vifs exprimaient une intelligence acérée. Avenant et cordial, il était incapable d’envisager un conflit, et le léger sourire qui ne quittait jamais ses lèvres fines invitait à la conciliation. Au fond, Pierre apparaissait comme l’antithèse de Julien. Ils étaient parfaitement complémentaires et jamais rivaux. La force de cette amitié, c’était leur admiration mutuelle : chacun trouvait chez l’autre ce qui lui manquait. Leur écoute était compréhensive et bienveillante.
Ce déjeuner était pour Julien une occasion de dire ce qu’il avait sur le cœur depuis quelques mois. Son travail dans un cabinet d’assurances commençait à lui donner du vague à l’âme. Après trois ans, il avait l’impression d’en avoir fait le tour et se demandait comment rebondir. Depuis son école de commerce, les méandres de son parcours professionnel l’avaient conduit sur des rivages qui ne l’avaient jamais retenu. Il retrouvait dans les assurances la même insatisfaction que dans la grande distribution, où il avait passé trois ans, ou le e-commerce qui ne l’avait intéressé que deux ans. La vente ne le rebutait pas, bien au contraire. Il prenait beaucoup de plaisir à séduire et convaincre. Rien ne le stimulait plus que la conquête de nouveaux clients, un défi qui ne le lassait jamais. Ce qui lui manquait, c’était d’adhérer au discours qu’il servait à ses clients. Il aurait aimé croire vraiment en son produit. Il voulait retrouver la stimulation et l’enthousiasme d’une mission qui a du sens, comme ce qu’il avait connu chez les commandos marine, pendant dix-huit mois de service militaire volontaire à la fin de son école. Mais où ?
La question, sans réponse à court terme, fut très vite refermée, pour laisser la place aux projets de Pierre. Julien était impatient de savoir où il en était. Il vit avec plaisir un éclair d’enthousiasme scintiller dans les yeux de son ami dès qu’il aborda le sujet.
– Tu sais, cet été mes drones insectoïdes ont fait un énorme bond en avant ! J’ai passé toutes mes vacances à Carnac là-dessus, et j’ai enfin trouvé des solutions aux deux points durs que j’avais identifiés. Je t’en avais parlé quand on s’est vus en avril, tu te souviens ? Il y avait le problème de l’énergie et celui du moteur. J’avais quelques idées là-dessus depuis longtemps. En les creusant, j’ai découvert des possibilités fabuleuses, bien au-delà de ce que j’imaginais.
– Tu as trouvé mieux que les piles à combustible ?
– Non, au contraire, je vais démultiplier leurs capacités. En fait, une pile à combustible, c’est tout simplement une pile dont une des électrodes nécessite un combustible que l’on oxyde. Jusqu’ici, on utilisait de l’hydrogène ou du méthanol. Toute la difficulté est d’arriver à réduire le poids et le volume de cette petite usine à gaz. Grâce aux nanotechnologies, des centres de recherche ont déjà réussi à miniaturiser des piles. Ils pourront bientôt réaliser des batteries de piles à combustible de la taille d’un bouton de chemise. Le seul problème, c’est le stockage du méthanol. Sous forme liquide, il pourrait être fourni dans des petites cartouches, un peu comme pour l’encre des stylos.
– C’est parfait pour les drones, non ?
– Pas tout à fait. Cela pourrait convenir pour des téléphones portables ou pour des objets connectés, mais certainement pas pour des micro-drones. Avec cette approche, on ne pourra pas descendre en dessous de quelques centimètres de longueur, c’est encore trop gros. Et c’est là que ma découverte intervient. J’avais déjà commencé à y réfléchir, pendant ma thèse, et j’avais observé plusieurs phénomènes bizarres dans le comportement de certains composants nouveaux. J’ai repris tout cela, et mon intuition s’est confirmée à travers quelques expériences que j’ai pu faire cet été. Je ne vais pas te saturer avec des descriptions scientifiques, mais j’ai trouvé un matériau qui a des propriétés incroyables : à l’état solide, à température ambiante, il pourrait servir de combustible, avec un rendement dix fois supérieur à l’éthanol. Avec ce combustible, une batterie de piles aurait le volume d’une tête d’épingle. Elle serait alimentée par un genre de bâton d’un millimètre de diamètre, qui s’oxyderait progressivement, un peu comme une bougie se consume. La recharge consisterait simplement à remettre un nouveau bâton, une opération que l’on pourrait facilement automatiser dans le cas d’un micro-drone.
– Ah, oui ! Ton insectoïde viendrait se poser sur un petit silo contenant une réserve de bâtons, pour en récupérer un.
– Exactement ! L’énorme avantage, c’est que cette opération de recharge est instantanée. L’insectoïde se pose au bon endroit et redécolle aussitôt.
– C’est absolument génial ! Il suffira d’avoir ce silo à proximité avec suffisamment de bâtons, et ton drone pourra opérer aussi longtemps que tu voudras. Quelle autonomie comptes-tu obtenir avec une recharge ?
– Tout dépendra du poids du drone et de l’efficacité du moteur. D’après mes premiers calculs, avec un insectoïde de la taille d’une abeille, on peut envisager plusieurs dizaines de minutes. Mais cela reste à valider par l’expérimentation. Certains paramètres sont difficiles à modéliser.
Pierre était visiblement très heureux de voir son ami réagir d’une manière aussi positive. C’était la première fois qu’il évoquait avec quelqu’un d’autre des idées restées jusque là dans sa tête. Ils se connaissaient assez bien pour que Julien lui parle en toute franchise, et sa réaction était vraiment encourageante. Il poursuivit, dans le même élan d’enthousiasme :
– Et, justement, l’autre sujet sur lequel j’ai beaucoup progressé, c’est le moteur. Si l’on veut imiter le battement d’ailes d’un insecte, le seul mouvement à réaliser est la flexion du bras qui tient chaque aile. Il faut absolument éviter les moteurs tournants et les engrenages, qui font perdre du rendement et pèsent lourd. Avec les nanotechnologies, on a pu inventer des nouveaux matériaux ayant des propriétés mécaniques qui se modifient sous une impulsion électrique, dans des proportions beaucoup plus importantes que ce qui s’était fait jusque là. C’est un point sur lequel j’avais un peu travaillé il y a quelques années car j’avais observé ce phénomène complètement par hasard en faisant des expériences sur d’autres sujets. Je suis revenu dessus cet été, et j’ai fini par trouver un nouveau composant, avec lequel j’obtiens des résultats époustouflants. Ils dépassent de loin tout ce qui a été publié jusqu’ici dans les revues scientifiques.
Pierre dessina, sur la nappe en papier, un schéma évoquant très grossièrement une abeille vue de face et montrant la structure qu’il décrivait.
– En gros, avec ce nanomatériau, on peut provoquer un mouvement alternatif de torsion, et même faire varier la fréquence et l’amplitude des oscillations. A l’échelle d’un insecte, il pourrait être utilisé pour la fixation des ailes. On obtiendrait un battement d’ailes semblable à celui d’une mouche ou d’une abeille. La flexibilité dans plusieurs directions permettrait de faire avancer, reculer, monter, descendre, bref évoluer dans toutes les directions avec la même agilité que les vrais insectes.
– Tu as déjà fait des essais ?
– Pas jusque-là ! J’ai fait des tests sur les morceaux de ce composant, des petites tiges de cinq millimètres de long, avec juste une petite masse fixée au bout pour simuler une aile. J’ai pu mesurer les déformations obtenues suivant les caractéristiques du courant électrique appliqué. Les performances atteignent largement ce qu’il faut pour un battement d’aile.
– Dis-donc, ça va révolutionner l’industrie des drones, ton truc ! As-tu déposé un brevet ?
– Non, pas encore, mais j’y pensais, justement. Et pas seulement pour ce composant flexible, mais aussi pour la pile à combustible solide dont je parlais tout à l’heure. Sur ces deux sujets, j’ai fait quelques recherches d’antériorité. Il y a déjà pas mal de brevets dans ce domaine, notamment chez les Américains et les Japonais, mais, à première vue, aucun ne parle des caractéristiques que j’indique.
– Te voilà inventeur, mon vieux ! Bravo, je suis impressionné ! Déjà, au collège, tu en avais bouché un coin à toute la classe en faisant un four solaire avec du papier de chocolat, mais là, tu m’épates !
– Quelle rigolade, ce four solaire ! Je me souviens que, grâce à toi, j’ai réussi à choper des heures de colle parce que, pendant la récré, tu t’étais amusé à allumer une cigarette avec. Le pion avait considéré que j’étais complice !
– Cette fois-ci, c’est du sérieux ! Il faut vraiment que tu déposes des brevets. Toute l’industrie te courra après pour les exploiter.
– Le seul bémol, c’est que déposer un brevet coûte assez cher. Dix à quinze mille euros par brevet, d’après ce qu’on m’a dit. Et encore, c’est seulement pour la France. Il faut compter près de dix fois plus pour un brevet au niveau mondial, le seul qui ait de l’intérêt. Autant dire que ce n’est pas à ma portée. Surtout pour deux brevets…
– Il faudrait trouver une solution, parce que ton invention, enfin tes inventions, vont faire faire un saut fantastique au marché des drones. Tu te rends compte ? Avec des drones gros comme des insectes, on pourra réaliser des choses qui étaient jusqu’ici impossibles ! Un seul exemple : les recherches de survivants quand il y a une catastrophe comme un tremblement de terre. Avec un drone de la taille d’un insecte capable de se faufiler dans des trous, il sera possible de retrouver quelqu’un que l’on ne peut pas détecter avec les moyens actuels.
– Tu as raison, c’est le genre de choses auxquelles j’avais pensé. Il y a pas mal de difficultés techniques à résoudre avant d’en arriver là, comme le positionnement, mais c’est faisable.
– Et puis, il y a toutes les applications liées à la surveillance. Avec la menace terroriste qui s’amplifie un peu partout, les polices sont demandeuses de tout ce qui peut les aider à protéger les gens.
Julien, avec son métier d’assureur, était bien placé pour connaître l’évolution de la demande, de plus en plus forte. Son ami avait découvert un filon, il le voyait bien, et il devinait une certaine frustration chez lui. Il lui suggéra :
– Mais toi, ça ne t’intéresserait pas d’exploiter toi-même ces inventions ? Te mettre à ton compte, te lancer ?
– Evidemment, rien ne me plairait plus que de me consacrer à ces insectoïdes. Mais il y a au moins deux choses qui m’en empêchent. La première, c’est que je n’ai pas le premier centime à investir dans un projet comme celui-là. J’ai parlé tout à l’heure du coût des brevets, mais il y a surtout celui du développement du produit. Et je ne parle même pas de ce qu’il faut pour le commercialiser, je n’y connais rien. Et justement, le deuxième obstacle infranchissable, c’est que je suis incapable de me lancer seul là-dedans. Il me faudrait au moins un associé qui s’y connaisse en business…
Ils se regardèrent un moment… Julien, connaissant son ami, savait qu’il avait déjà compris sa propre attente et qu’il ne faisait pas cette proposition en l’air. Il répondit, dans un grand éclat de rire :
– Message subliminal bien reçu ! Tu serais prêt à quitter ta boîte de biologie ?
– Sans regret, si c’est pour me lancer là-dedans. En fait, cela fait des mois que j’y réfléchis. J’aime beaucoup ce travail de recherche, surtout que dans les biotechnologies il y a une foule d’innovations passionnantes en ce moment. Mais, depuis que j’ai commencé à approfondir mes travaux sur les insectoïdes, je suis beaucoup plus excité par tout ce que j’y découvre. J’ai l’impression d’explorer des terres inconnues, comme un pionnier. Alors, forcément, il y a un moment où il faut se lancer dans l’aventure, ou bien choisir de regretter toute sa vie de ne pas l’avoir fait… Et toi ?
– Je t’ai déjà dit que j’en avais marre des assurances !
Puis, avec un grand sourire, Julien ajouta :
– Quand est-ce qu’on commence ?
– Sans rire, tu serais prêt à larguer ton job pour qu’on monte une boîte ensemble ?
– Ecoute, c’est un super projet ! En tout cas, moi, j’y crois. C’est une opportunité à saisir. A trente-deux ans, je ne vois pas qui m’en empêcherait. Et puis, cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Il va falloir commencer par explorer le sujet, se renseigner sur la création d’une entreprise. Tout ceci va prendre du temps, et il faut bien continuer à gagner sa vie, donc je ne quitterai pas mon cabinet d’assurances tout de suite. Je verrai à quel moment il faudra le faire.
– Oui, c’est pareil pour moi. Tant que nous ne connaissons pas le détail de toutes ces démarches, je continuerai mon boulot au labo. Surtout que, si nous voulons obtenir des aides financières, il y a des dossiers à faire, des présentations, et sans doute des délais d’attente. Notre premier problème, c’est l’argent. Il va falloir commencer par là…
Les tables commençaient à se vider, et les petits groupes rejoignaient, au pied des tours, les fumeurs, avant de s’engouffrer dans les ascenseurs. Les deux amis se retrouvèrent bientôt seuls sur la terrasse, déjà pris par la passion de ce nouveau projet qui allait désormais les accaparer…
Ce soir-là, en rentrant du labo, Pierre avait retrouvé le besoin, après un dîner de pâtes rapidement avalé, de digérer ces événements dans le calme de son « horlogerie ». C’est ainsi qu’il appelait le petit atelier qui occupait un coin du salon. La pièce, assez sommairement décorée, avait l’aspect fonctionnel et sans charme du logement d’un célibataire accaparé par son travail. Deux fenêtres donnaient sur une cour, en face d’un pan de mur entièrement occupé par une bibliothèque éclectique, où la littérature côtoyait toutes sortes de publications scientifiques,
Sous le puissant faisceau lumineux d’une lampe d’architecte à pantographe, un établi de la taille d’une table de bridge portait un fouillis d’outillage encadrant, en son centre, un mécanisme de pendule murale à moitié désossé. Depuis plusieurs mois, l’ingénieur avait entrepris de restaurer une à une les pièces d’usure de cette antiquité familiale, avec l’ambition de donner une nouvelle jeunesse à cet objet autrement promis à la déchetterie. La dernière étape consistait à limer soigneusement chaque dent d’une roue d’échappement afin de redonner à celle-ci toute sa régularité d’origine. Une grosse loupe intercalée entre ses yeux et le minuscule engrenage fixé à un étau lui permettait d’ajuster avec précision le geste circulaire dont il appliquait une pression uniforme à toute la face concave de chacune des entailles. Aucune machine n’aurait permis d’obtenir une telle finesse, et Pierre devait donc retrouver les mouvements des artisans d’autrefois, s’imprégner des mêmes réflexions afin d’atteindre, avec ses doigts, le même tracé du fil du métal. Le chercheur scientifique du vingt-et-unième siècle, rompu aux technologies les plus avancées, du microscope électronique aux algorithmes des nanosciences, trouvait ainsi du plaisir dans l’imitation des gestes séculaires d’artisans d’autrefois. Leur intelligence, loin d’être cantonnée dans le maniement de concepts abstraits, s’exprimait physiquement à travers leurs doigts, leurs yeux, tous leurs sens. Cette activité, simple en apparence, révélait une grande complexité nécessitant un long apprentissage. Il suffisait d’un faux mouvement pour qu’une dent, mal orientée, bloque le mécanisme. Pierre appréciait cet exercice lui donnant, petit-à-petit, une plus grande assurance dans son geste. Il ajoutait à ces moments de détente un surcroit de volupté avec un fond musical. Les envolées de Tchaïkovski, les harmonies de Dire Strait ou la gravité de l’archet de Rostropovitch accompagnaient son geste et l’émerveillement de sentir, sous ses mains, renaître une mécanique vieille de plusieurs siècles.
Prenant du recul, il pouvait ainsi réfléchir, dans le calme et la sérénité de cet atelier hors du temps, et considérer avec plus de hauteur les projets envisagés avec Julien. Il paraissait clair que l’orientation choisie ne serait pas facile, et que de nombreux obstacles allaient s’élever devant eux. Mais le jeu en valait la chandelle, le but poursuivi méritait ces efforts et justifiait ce saut dans l’inconnu.
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