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Frère X

PROLOGUE

  

En entrant dans le parc du monastère, Patricia était à cent lieues d'imaginer qu'il ne lui restait que quelques minutes à vivre et qu'elle allait ici même subir les moments les plus horribles de sa jeune existence. Tandis qu'elle mettait la mobylette sur sa béquille à côté de la grille, ses pensées étaient tout entières accaparées par le cours de danse qu'elle devait rejoindre aussitôt après, comme tous les jeudis. Depuis le début de l'année scolaire, les répétitions du ballet étaient devenues le clou de sa semaine, cette parenthèse féerique où, de la pointe des pieds glissant sur le sol à ses doigts dessinant dans le ciel, tout son corps s'exprimait et se trouvait comme porté par la musique.

Le jour qui commençait déjà à décliner lui fit presser le pas dans l'allée de gravier. Elle avait largement le temps de rentrer chez elle après, pour que sa mère l'accompagne à son cours, mais elle ne voulait pas traîner dans ce lieu qu’elle trouvait étrange et presque hostile. Elle y était déjà venue plusieurs fois, comme tous les gens du village, en particulier l'année précédente pour une journée de retraite avant sa communion solennelle. La plupart des moines, qu'elle n'avait aperçus que de loin, lui avaient paru sérieux, tristes et sévères. Sauf un seul, celui qui les avait accueillis. Elle l'avait trouvé plus ouvert, il lui avait plusieurs fois souri. Il avait même été jusqu'à les faire rire, mais sans parvenir à effacer son impression d'être dans ce monastère comme dans un autre monde qui l’intimidait et l'effrayait un peu par ses exigences. Y venir ce jour-là pour rendre service à sa mère en déposant un livre dans la boîte aux lettres ne lui posait pas de problème, à condition de ne pas s'éterniser.

Les traînées rouges dans le couchant montraient que le temps allait vers le beau et que le soleil ferait oublier le lendemain cette journée pluvieuse. En Provence, la froideur de janvier se faisait facilement pardonner sous l'azur radieux, et le cœur de Patricia vibrait à l'unisson. L'air humide amplifiait le parfum que diffusaient les bosquets de cistes, de polygales, de lavande sauvage et de lauriers roses. La longue façade du haut mur de la clôture, couronné de ses rangs de génoise dont le rose éclatant contrastait avec les sombres nuages, semblait entourer de mystère ce lieu austère aux abords enchanteurs. Sur la gauche, l'allée longeait d'autres maisons, plus simples et moins imposantes, des bâtiments agricoles semblables à ceux des fermes alentour. L'entrée du monastère, la porterie où se trouvait la boîte aux lettres, se distinguait un peu plus loin, dominée en arrière-plan par la masse imposante de l'église abbatiale. La majesté sobre de l'édifice, le grand silence si caractéristique du lieu, la sérénité et la paix qui s’en dégageaient donnaient à Patricia de l'assurance malgré son isolement.

À bientôt seize ans, la vie pour elle était pleine de promesses. L'affection de ses parents, la proximité avec son frère qui n'avait qu'un an de moins qu'elle, la complicité et les confidences de ses amies du lycée, tout lui donnait confiance. Elle découvrait la vie avec l'appétit, la curiosité et l'émerveillement d'une adolescente pleine d'enthousiasme et encore préservée des questionnements et des doutes.

Ô combien celui qui tient la plume et connaît déjà l'inéluctable déroulement de l'horreur qui va suivre, voudrait pouvoir suspendre ici son récit, arrêter l'impitoyable course du temps sur ce beau visage innocent et tranquille ! Ces yeux pétillants d'optimisme dans l'ovale parfait d'un visage dont la douceur enfantine a déjà les contours de l'éternel féminin ! Ce cœur ouvert, attentif et généreux, qu’aucun garçon n'a encore touché et qui ressent instinctivement le prix de sa pureté !

Heureusement pour elle, Patricia n'avait pas conscience de ce qui allait se passer. Comment aurait-elle pu avoir la moindre crainte, toujours perdue dans ses entrechats, ses pirouettes et ses pas chassés ? Eût-elle le moindre pressentiment, la moindre alerte, ses pensées n'auraient pas eu le loisir de la garder dans les perspectives réjouissantes qui l’accaparaient.

Jusqu'à ce moment où une main vint se plaquer sur sa bouche. Le cri qu’elle voulut pousser fut comme happé par ce puissant bâillon. Son réflexe de s'écarter et de repousser de ses bras l’assaillant fut immédiatement contré par une violente prise, et elle se retrouva entraînée à l'intérieur d'un des bâtiments sur le côté de l'allée. Ses yeux écarquillés cherchaient de tout côté mais ne voyaient rien dans la pénombre, et, dans son dos, son agresseur la poussa jusqu'à une table sur laquelle il la plaqua brutalement.

La jeune fille comprit immédiatement l'ignoble sort qui l’attendait lorsque le corps de l'homme vint l'écraser de toute sa masse, avant même qu'elle sente une main se glisser sous elle, pétrissant sa poitrine. La tête de l'homme, appuyée sur la sienne pour la bloquer, faisait entendre des grognements haletants et rauques. La bouche puante collée à sa joue décuplait sa rage de se sentir impuissante. Ses mains ne pouvaient agripper quoi que ce soit de l'homme qui se trouvait derrière elle. Essayant de mordre la paume enfoncée dans sa bouche, elle n'arrivait qu'à provoquer une pression plus forte qui lui écartait encore plus la mâchoire.

Se débattant de toutes ses forces, elle parvint, par petites bouffées, à reprendre un peu d'air, mais sans pouvoir échapper à l'étreinte. Chacun des écarts qu'elle faisait pour échapper à la prise ne faisait que retarder la progression du violeur. Elle ne put s'apitoyer sur l'horreur de son sort, tout accaparée par la résistance dans laquelle elle déployait l'énergie du désespoir.

Écrasée, étouffée, au bout de toutes ses résistances, une autre aurait cédé pour sauver sa peau. Pour Patricia, il n'était pas question d'abandonner la lutte. Tant qu'elle était consciente, elle ne voulait rien lâcher. À tout moment pouvait survenir un imprévu qui ferait fuir son agresseur. Elle espérait qu'avec une main accaparée par sa bouche, il ne pourrait parvenir à ses fins sans lui laisser une possibilité de se dégager.

Elle se battit tant qu'elle put jusqu'au moment où une violente douleur enflamma son cou, suivi d'une sensation d'étouffement. Elle eut à peine conscience que son agresseur l’avait alors soulevée et jetée au sol sur le dos avant de venir se coller entre ses cuisses. L’atroce privation d'air épuisait toute son énergie. Aux toutes dernières secondes, comme si elle abandonnait déjà son corps, elle se projeta dans les bras de ses parents, de son frère, de tous ceux qu'elle avait aimés. Plus rien d'autre ne comptait.

Pourtant, juste avant de perdre connaissance, sa dernière vision fut celle d'un visage d'exalté aux yeux exorbités, aux veines saillantes et à la bouche baveuse. Ce visage, qu'elle reconnaissait, ajoutait à l'horreur du viol la pire des indignités.


Première partie

Janvier 1975


I


Cela faisait déjà un long moment que le réveil émettait la succession imperturbable des sifflements stridents de son buzzer. Dans la pénombre, une main se glissa hors des draps et rampa mollement jusqu'à s'affaler sur le cube en plastique, qui se tut instantanément. Un léger soupir et un vague gémissement de la forme sous la couverture semblaient protester que la nuit n'était pas finie. Il fallut une bonne minute, et le lointain grincement du métro dans les profondeurs, pour que le visage ébouriffé de Nathalie émerge. Elle écarta la mèche qui lui tombait sur les yeux et se releva sur un coude, semblant hésiter à affronter la dure réalité d'une journée de travail. Il fallait d'abord faire disparaître ce casque qui lui écrasait la tête. Elle se leva, fit trois pas vers la salle de bain et, avant même d'aller aux toilettes, jeta un cachet d’Alka Seltzer dans un verre d’eau. Elle n'en était pas à sa première gueule de bois et savait que toutes ces bulles qui crevaient la surface allaient très vite gommer sa migraine. Surtout, ne pas se regarder dans la glace : ces traits tirés, ces yeux bouffis, ces marques d'oreiller, cela ne pouvait pas être elle.

En repassant dans la chambre avant d'aller dans la kitchenette, elle remarqua le coussin écrasé et les draps défaits de l'autre côté du lit. Quelqu'un avait couché avec elle, mais qui ? Elle n'en avait pas le moindre souvenir. Peut-être André, celui qu’elle surnommait « le beau Dédé » ? Ils avaient dansé ensemble quelques slows assez serrés, mais comme elle s'était fait draguer ensuite par Bruno et avait bu avec lui tous ces whisky-coca, elle avait un doute. De toute façon, l'un ou l'autre, cela ne changeait rien, aucun des deux ne l'intéressait vraiment. En allumant sa cigarette, elle se disait que l'essentiel était de ne pas avoir à partager avec qui que ce soit les affres d'un réveil chiffonné et pâteux.

Tout en versant l'eau bouillante sur le filtre de la cafetière, elle retrouva dans le fumet corsé de l'arabica cette étincelle de plaisir qui redonne, chaque matin, l'élan vers une nouvelle journée. De la fenêtre, au dernier étage de l'immeuble, le ciel se laissait voir au-dessus des toits et les premières pâleurs confirmaient que le jour timide de janvier renaissait. Nathalie goûtait chaque matin la même impression d'être ailleurs, loin des murs gris de la ville, et c’était, disait-elle, tout l'intérêt d'une chambre de bonne. Elle habitait là depuis la rentrée de septembre et, au début, elle avait souffert de se retrouver seule.

Pendant trois ans, la colocation à quatre ou cinq, dans un bel appartement du quartier latin, avait été comme des vacances. Les cours à Assas n'étaient presque qu'un prétexte, la vraie vie commençait le soir. La fête quasi permanente avait soudé la bande d'amis au point qu'il leur paraissait inconcevable de ne pas continuer à se voir au moins une fois par semaine. Tandis qu'avec Isabelle, Christine, Bob et René, ils s'étaient éparpillés dans différents jobs après leur licence, les autres avaient poursuivi leurs études. Cette soirée du jeudi était un rituel, et elle n'aurait jamais pu manquer ces heures de détente et de franche rigolade où l'on refaisait le monde en se délectant à chaque fois des mêmes refrains et des mêmes plaisanteries. Ils changeaient de boîte toutes les semaines, élargissant le cercle de leurs amis, ce qui permettait de varier les plaisirs, mais la bande « historique » restait le noyau autour duquel tout tournait. Chaque nouvelle tête était soumise à son jugement définitif et sans appel. Tous les noctambules parisiens étaient catalogués à leur insu dans des catégories dont eux seuls définissaient la hiérarchie, allant du « super sympa » ou « bon coup », à « trou du cul » ou « pas baisable ». Ils avaient leurs codes, leurs rites, leur langage et leurs sous-entendus. Rien ne pouvait arriver à l'un d'entre eux qui n'intéresse pas les autres, et Nathalie n’imaginait pas décider ou entreprendre quoi que ce fût sans en parler à ses amis. Elle avait dû batailler avec son propriétaire pour qu'il fasse installer une ligne de téléphone dans le studio, et il avait fallu attendre encore trois mois de délai d'ouverture. Depuis quelques semaines, enfin, elle n'avait plus besoin de descendre dans une cabine téléphonique pour organiser sa soirée ou les balades du week-end.

Justement, on était vendredi et elle prévoyait d'aller pour le week-end en Normandie avec Christine et Bob. Les parents du garçon y avaient restauré une vieille ferme qu’ils lui prêtaient souvent et que tous ses amis connaissaient bien depuis longtemps. En entendant la météo à la radio annoncer de la pluie, Nathalie se dit qu'il ne faudrait surtout pas oublier de prendre ses bottes.

Tandis que les informations égrenaient les habituelles nouvelles de la guerre du Vietnam et d'un énième détournement d'avion, son attention fut attirée par la loi sur l'avortement qui venait d'être promulguée. Elle se dit qu'il était temps, ce souvenant de toutes les discussions de la bande lorsque Christine avait dû, deux ans plus tôt, aller en Angleterre pour se faire avorter. Il avait fallu organiser tout un voyage à plusieurs pour que ses parents ne se rendent compte de rien, et l'ambiance avait été exécrable parce que Christine faisait la gueule. Au moins, avec cette loi, un oubli de pilule serait moins embêtant. Nathalie ne pouvait imaginer avoir à annoncer une grossesse à ses parents, c'était tout à fait impossible. Ils vivaient dans un autre siècle, où les garçons et les filles devaient passer par la case mariage pour se connaître. Lorsqu'elle les voyait, elle ne parlait que de ses amies, comme si elle ne rencontrait personne d'autre, et cela avait l'air de leur aller très bien. Comme si, à vingt-deux ans, une fille pouvait se contenter de parler chiffons et d'attendre sagement la venue du prince charmant.

Le rituel matinal passait par un examen devant la glace en sortant de sa douche, pour s'assurer qu'aucun gramme de trop n’apparaissait dans une silhouette qu'elle voulait parfaite. C'est à ce moment-là qu'elle décidait ce qu'elle allait mettre, par principe jamais les mêmes vêtements que la veille. Pour un vendredi, une petite jupe beige serait plus décontractée que son tailleur gris, et son shetland rouge irait très bien avec. Il taillait un peu juste, ce qui moulait bien ses formes, une recette imparable pour attirer l'attention. Séduire était pour elle la fonction principale du vêtement d'une femme. Les collants compléteraient bien, pour se préserver des frimas de l'hiver et mettre en valeur ses jambes. Elle passa un bon moment à soigner son maquillage, sachant que le rimmel s'accordait au brun de ses cheveux pour créer, avec son discret rouge à lèvres, un contraste envoûtant. Elle prenait plaisir à imaginer par avance le regard des hommes sur ce visage dont elle fignolait le moindre détail.

Au journal, il n'y avait que très peu de femmes, en dehors des secrétaires, et Nathalie savait depuis le premier jour qu'elle affrontait un challenge. On l'attendait sur ses performances intellectuelles et sa capacité à rédiger de bons papiers, comme tout pigiste, mais avec, en plus, l'a priori non formulé qu'elle n'arriverait jamais à faire aussi bien qu'un homme. Elle le sentait, c'était dans tous les sous-entendus, comme une évidence. Pour exister dans la considération de ses collègues et de ses chefs, elle avait aussi ses atouts féminins dont elle usait avec beaucoup de précautions, sachant le faible écart qu'il y a de la galanterie à la goujaterie.

Avec pour tout parchemin une licence en droit, dont elle avait parfaitement conscience des limites, elle devait son entrée au journal à sa plume. Un ami d'amis à qui elle avait tapé dans l'œil l'été précédent lui avait suggéré d'écrire un article sur la vie estudiantine six ans après Mai 68, pile au moment où le journal cherchait à combler le départ inopiné d’un pigiste. On lui avait confié la rubrique des faits divers, celle qui commence un peu partout dans la région parisienne et se termine invariablement au Palais de justice. Après quatre mois, elle connaissait déjà toutes les ficelles pour faire parler les mains courantes et les murs des prétoires. Le style incisif et un brin insolent de ses papiers s’accordait bien avec l'air du temps, où il était de bon ton de provoquer et de tout remettre en question. Surtout, elle prenait beaucoup de plaisir à cette chasse où on lui laissait la bride sur le cou. La vie parisienne toujours trépidante et spécialement propice aux fluxions, en cette époque où le mot crise remplaçait celui de guerre, offrait chaque semaine son lot de sujets dans lesquelles Nathalie n'avait qu'à choisir.

Petit à petit, ses collègues, qui la surnommaient « Poupée » depuis le premier jour, se mettaient à prendre en considération, sinon au sérieux, la touche originale et attractive qu'elle donnait à ses deux colonnes de la page « Société ». Ce qu'elle appréciait par-dessus tout, c'était l'ambiance informelle et très décontractée de la salle de rédaction. Le monde entier, dans tous ses soubresauts, était ausculté à travers le moindre événement, en direct. Les journalistes les plus chevronnés, dont plusieurs signatures célèbres que Nathalie était très fière de côtoyer comme des collègues, avaient cette capacité remarquable de trier en quelques secondes l'essentiel du dérisoire, de sentir les tendances, les subtils changements de la course des choses, de prévoir ce qui marquerait l’opinion. Elle ne comprenait pas toujours le fond de telle ou telle marque d'intérêt pour un événement d'apparence insignifiante. Elle avait parfois l'impression d'être au milieu des prêtres d'un temple de l'Antiquité observant le destin dans le vol des oiseaux. Elle avait conscience de participer, à une place certes très modeste, à une puissante force capable d'entraîner l'opinion, un véritable pouvoir, celui de ce que l'on appelait désormais les médias.


* * *


À un quart d'heure de métro, le quartier de l'Opéra était déjà grouillant de monde lorsqu'elle pénétra dans le hall du journal. Avant même d'atteindre l'ascenseur, Monique, l'hôtesse d'accueil, l'appela pour lui dire que Fred l'attendait tout de suite dans son bureau. Elle s'arrêta au premier étage et traversa la salle de rédaction au milieu des « Salut, Poupée ! », se demandant ce qu'il pouvait y avoir de si urgent pour que le rédac chef cherche à la voir si tôt dans la journée. En entrant dans son vaste bureau, elle remarqua tout de suite Georges, son chef, assis dans un fauteuil, et surtout la jambe plâtrée qui s'étalait devant lui. Son retour des vacances de Noël, après un accident de ski, avait fait sensation la semaine précédente.

- Salut, Poupée !

- Bonjour, Fred, bonjour, Georges !

- Tu as écouté les nouvelles ce matin ? demanda Fred, sans autre entrée en matière.

- Oui… Le Vietnam, Septembre noir, enfin les trucs habituels ; il y a quelque chose qui aurait dû capter mon attention ? répondit-elle, en regrettant l'éveil si lent de son cerveau au petit matin.

- Le meurtre dans un monastère, dans le Midi, tu n'as pas entendu ?

- Non, c'est quoi cette histoire ?

- Une femme retrouvée morte dans un couvent où il n'y a que des moines. Et sans doute violée. C'est la gendarmerie qui l'a signalé, et France Inter, Europe 1 et RTL en ont déjà parlé.

- C'est arrivé quand ?

- Hier soir, d'après la dépêche AFP tombée ce matin. Mais à part nous dire que le parquet a diligenté une enquête, ils ne savent rien de plus, ajouta Georges.

À la manière dont ce dernier la regarda, Nathalie comprit tout de suite pourquoi ils l’avait appelée pour lui annoncer cela. Ce que Fred confirma tout de suite :

- Un viol et un meurtre dans un couvent, ça va faire un scandale qui va exciter les foules. La radio et la télé vont faire monter ça en épingle, surtout que ce week-end il n'y a rien d'extraordinaire dans le reste des actualités. Il faut absolument qu'on couvre ça dans notre numéro de lundi.

Il s'arrêta un court instant, et elle savait déjà ce qu'il allait dire :

- Malheureusement, Georges ne peut pas s'en occuper. Pas question pour lui de voyager avec ses béquilles. Donc, à toi de jouer, Poupée ! C'est le moment de montrer ce que tu sais faire au-delà des cambriolages et des accidents de la circulation.

Il y avait dans le ton de cette remarque une touche de dédain qui n'échappait pas à la jeune femme, et aussi le regret évident du rédacteur en chef de ne pas pouvoir compter sur son meilleur spécialiste des affaires judiciaires. Elle s'efforça de le rassurer :

- Je pourrai m'appuyer sur les conseils de Georges.

- Tu sais, à distance, ce ne sera pas si évident, répondit celui-ci. Tout va reposer sur ton initiative et ta réactivité. Ouvre tes yeux et tes oreilles, fouille et investigue tout ce que tu peux, interroge, n'hésite pas à déranger, enfin tu connais la chanson.

- Sauf que, dans cette affaire, tu risques d'avoir de la concurrence en travers du chemin, l’interrompit Fred. Ils vont te glisser des peaux de bananes. Ne te laisse pas faire !

Nathalie se composa un air pénétré de l'importance de la mission confiée, tout en jubilant intérieurement de se trouver ainsi projetée inopinément en première ligne. Elle allait couvrir un événement de portée nationale. Elle se tourna vers Georges.

- Je commence par quoi ?

- Tu pars tout de suite, répondit Fred, qui appela sa secrétaire à travers la porte ouverte.

- Alice ? Vous avez la réservation pour Nathalie ?

- Oui, Monsieur ! Sur le Mistral qui part à 10h42, puis changement à Toulon. J'ai vérifié dans le Chaix, il n'y a pas d'autre train permettant d'arriver aujourd'hui.

- Ouh là ! Tu as à peine plus d'une heure pour rejoindre la gare de Lyon, réagit Fred en se tournant vers Nathalie.

- Il faut que je passe chez moi pour prendre quelques affaires, quand même, répondit-elle.

- Prends un taxi, ça ira plus vite.

- Appelle-moi quand tu veux, intervint Georges, même chez moi. Tiens, voilà mon numéro.

- Débrouille-toi comme tu veux, ajouta Fred, mais il me faut un papier pour le bouclage dimanche soir !

Georges lui tendit une liasse de documents :

- Voilà tout ce que j'ai glané comme dépêches avant que tu arrives. Commence par lire tout ça.


* * *


Nathalie fut la dernière à entrer dans le compartiment, à peine une minute avant qu’un long coup de sifflet annonce la fermeture des portes. Elle avait à peine eu le temps de passer un coup de fil à Bob d'une cabine de la gare pour le prévenir qu'elle ne pourrait pas aller avec eux en Normandie.

- Pense à me rapporter une statuette de moine, lui avait-il répondu quand elle lui avait expliqué pourquoi elle partait, tu sais, celle où la robe se soulève quand on appuie sur la tête…

Elle souriait encore à la blague en s’asseyant dans le profond fauteuil au dossier inclinable. Enquêter dans un couvent avait quelque chose de cocasse qu'elle aurait bien aimé partager avec ses amis. Elle n'avait pas la moindre idée de ce à quoi pouvait ressembler un moine, en dehors des figures grassouillettes des boîtes de fromage et des histoires salaces.

Elle n'avait pas eu le temps de se changer en passant chez elle et pouvait constater, dans les regards des trois hommes du compartiment, que l'effet de son shetland rouge ne se démentait pas. Celui de sa jupe non plus, dans ce siège profond qui avait tendance à la faire remonter jusqu'au haut des cuisses. Elle s'amusait intérieurement de ces coups d'œil furtifs revenant régulièrement sans en avoir l'air sur ce que l'on pouvait seulement deviner. Elle se donnait par un regard appuyé sur les notes devant elle l’air innocent de celle qui ignore totalement sa capacité à chavirer les esprits masculins les plus intègres.

De fait, les documents remis par Georges n’apprenaient pas grand-chose, et elle se demandait par où commencer. La gendarmerie avait été appelée en fin d'après-midi pour constater la mort d'une jeune fille dans l'enceinte d'un monastère près du village de Vourgne, en Provence. Le cadavre nu laissait supposer qu'il y avait eu un viol, et les seuls indices recueillis sur les lieux désignaient l'un des moines comme l'auteur présumé de ces crimes. Le procureur devait, dans la journée, fournir des informations sur l'avancement de l'enquête. Nathalie espérait en avoir connaissance dès son arrivée. Avec un peu de chance, elle aurait assez de matière pour un article le lendemain, dont quelques interviews des moines et de la famille de la victime. Si tout se passait bien, elle serait de retour dès lundi.

...

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