Les algues brunes
I
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- Yes ! Je suis le maître du monde !
L’insigne rond qui emplissait l’écran sous ses yeux, avec ses bannières étoilées, ses têtes d’aigle et ses acronymes abscons, lui montrait qu’il avait atteint la porte du saint des saints. Les pop-up de mise en garde contre l’intrusion illégale le lui confirmaient. Depuis des semaines il rôdait, à travers la toile, autour des sites les plus protégés du monde, à la recherche d’une anfractuosité pour y entrer. Et là , à force de tout essayer, il atteignait la dernière porte. Les yeux rivés sur son écran, écarquillés de joie, il faisait tournoyer un crayon entre ses doigts avec la dextérité d’une majorette, en se grattant machinalement de l’autre main un mollet dont une fourmi venait d’entreprendre l’escalade. Le « maître du monde » qui s’apprêtait ainsi à pénétrer une forteresse quelque part sur les bords du Potomac, gardée par une armée de soldats aguerris, n’avait rien du commando que l’on aurait imaginé devant un tel exploit. C’était un jeune homme de vingt ans plutôt fluet, dont une barbe naissante avait récemment remplacé une constellation de boutons. Ses cheveux blonds filasse et la pâleur de son visage contrastaient avec un regard vif et rieur de garçon avant tout joueur et curieux. Vêtu d’un simple short, il était assis sur un banc de bois devant un ordinateur portable posé sur des tréteaux dans la pénombre d’un garage.
Paradoxalement, sous cette apparence chétive d’adolescent attardé, il était déjà expert en informatique. Un apprentissage précoce – il avait pianoté sur des ordinateurs depuis le CP – et une addiction aux jeux depuis sa première gameboy offerte quand il ne savait pas lire, lui avaient très tôt donné le goût de jongler avec la logique d’un ordinateur. Ses doigts étaient un organe de communication presque aussi rapide que sa bouche. Très naturellement, ses études s’étaient focalisées sur cette passion. Il terminait en alternance un BTS « systèmes numériques, option informatique et réseaux », tout en travaillant déjà chez un éditeur de logiciels. Il partageait son temps entre des cours d’informatique, certains jours, le foisonnement d’idées d’une équipe de développeurs au sein d’une « algo-room » les autres jours, et ses soirées – parfois ses nuits – sur son ordinateur. Il avait accumulé, malgré son jeune âge, l’expérience et les connaissances d’un expert dépassant largement celles de la plupart de ses aînés passés par toutes les étapes de la préhistoire du numérique.
Soudain, la grosse porte coulissante s’ouvrit, laissant entrer un jaillissement de lumière qui aveugla notre geek. Au milieu de ce flot lumineux, une silhouette en ombre chinoise se précipita sur lui.
- Mais qu’est-ce que tu fous, Quentin ? Tu es complètement débile, on n’est pas venus sur la plage pour faire de l’ordi !
Sans même relever la remarque désobligeante de sa sœur, il répliqua, très excité :
- Regarde, c’est génial, je suis presque dans la Maison blanche ! Tu te rends compte ? Encore quelques clics, et je pourrai twitter à leur place! On pourra passer tous les messages qu’on veut en faisant croire que ça vient d’eux.
- Tu ne crois pas que c’est un peu dangereux, ton truc ? Ils ont une armée de types qui pourraient te courir après.
- Arrête, ils sont complètement nuls ! J’arrive à craquer leurs firewalls sans qu’ils sachent d’où ça vient et sans même qu’ils s’en aperçoivent.
- Sauf que le jour où tu balanceras ton canular, ils vont commencer à se réveiller…
- Qu’est-ce que je risque ? Quand ils trouvent des hackers qui y arrivent, ils les embauchent !
Manon connaissait bien son frère et savait que « quelques clics » se traduisait généralement par « quelques semaines ». Elle se dit qu’elle n’arriverait pas à l’extraire de son délire… Après tout, s’il ne voulait pas se joindre à eux, elle pourrait profiter de la matinée avec Hugo. Ils venaient d’arriver en vacances avec leurs parents, et elle était impatiente de retrouver, comme chaque année, les plaisirs de la plage.
- Bon, je te laisse à ta mission impossible. On va faire du bateau, si tu veux nous rejoindre, tu n’as qu’à venir.
II
A peine sortie du garage à bateaux donnant directement sur la plage, Manon fut saisie par la grandeur et la pureté de l’espace déployé sous ses yeux. Dans cette matinée d’été, à une heure où le vent n’était encore qu’une brise légère laissant la mer paisible, le soleil déjà ardent donnait toute leur splendeur et tout leur éclat aux multiples ornements de ce paysage grandiose : les îles au loin, dont les pointes et les collines dessinaient une frise délicate, la plage de sable doré encore presque déserte qui rayonnait à côté des bosquets de verdure, et l’îlot, découpant sa silhouette minérale si particulière, qu’elle avait plaisir à retrouver chaque été.
Tous les ans, ils venaient passer deux semaines chez leurs grands-parents. Ils, c’était toute la famille, c'est-à -dire ses parents, son petit frère et elle. Et cette année, pour la deuxième fois, ils avaient invité Hugo, son copain. Son père s’amusait à dire « petit ami », ce qui l’enrageait parce qu’elle trouvait cela vieux jeu et, surtout, convenu. Le problème avec ses parents, c’est qu’ils voulaient à tout prix donner un statut à leur relation, alors que pour elle, ce qui comptait, c’était seulement de pouvoir passer une partie des vacances avec Hugo.
Ses parents avaient tendance à poser trop de questions et à tout compliquer. Par exemple, l’été précédent, quand elle l’avait invité pour la première fois, il y avait eu tout un débat avec sa mère pour savoir s’ils pourraient dormir dans la même chambre ou non. Finalement, on avait mis Hugo dans la même chambre que son frère, qui était à côté de la sienne. Quand tout le monde était couché, il venait la rejoindre, et Quentin pouvait passer une partie de la nuit à pianoter sur son ordinateur sans déranger personne…
Elle vit Hugo qui était déjà dans l’eau et revenait de l’îlot dans un crawl régulier et puissant qui la ravit. Elle aimait beaucoup le voir ainsi en pleine action, mettant en valeur toute la force de ses muscles. Sa carrure athlétique soulignait l’impression de santé et de vigueur de son visage. Un regard droit et franc, un nez autoritaire et un menton volontaire, sous un sourire très naturel, lui donnaient un abord avenant et lui attiraient assez spontanément la sympathie de tous.
Elle entra dans l’eau pour le rejoindre, marchant doucement pour habituer progressivement son corps à la fraicheur relative de la mer, un moment très agréable qu’elle savourait toujours tout en frissonnant un peu, sachant très bien qu’après seulement quelques secondes, elle la trouverait « bonne ». Hugo s’approchait et, à quelques mètres d’elle, plongea. Elle le vit arriver vers elle, rasant le sol comme un poisson, et soudain, elle sentit deux mains agripper ses chevilles et les projeter en l’air : elle plongea tout entière, dans un grand cri. Cette taquinerie bien classique fit sourire ses parents, Jérôme et Valérie, qui bronzaient sur la plage dans des transats. Manon aurait bien aimé prendre sa revanche et se ruer sur Hugo pour entamer un catch aquatique. Mais se sachant ainsi épiée, elle se contenta de l’éclabousser, et ils repartirent nager ensemble. Après quelques ronds dans l’eau, ils décidèrent de faire un peu de voile.
Le 470, appelé le « quatre-sept », attendait sur la plage. Comme chaque année, c’était Tipa qui l’avait préparé après l’avoir gardienné pendant l’hiver. Tipa était le surnom du grand-père de Manon et Quentin. Lorsqu’elle avait commencé à parler et qu’il avait fallu trouver comment leurs petits-enfants appelleraient les parents de Valérie, ils avaient choisi, à la fois par anticonformisme et autodérision, « petit papa » et « petite maman ». Et en entendant Manon balbutier « ti’pa » et « tit’ma », tout le monde avait trouvé cela tellement charmant que seuls les diminutifs étaient restés.
Le bateau était donc paré à naviguer, avec toutes ses voiles bien rangées, et même un spi qui datait de l’époque où Tipa faisait des régates. Il n’y avait qu’à enlever le taud qui le protégeait la nuit, hisser les voiles et le tirer à l’eau sur sa remorque. Des manœuvres que Manon et Hugo connaissaient bien, elle, depuis que Tipa lui avait fait tenir la barre à cinq ans, et lui, parce qu’il en avait déjà fait l’été précédent et qu’il apprenait vite.
Progressivement le vent se levait, et très vite ils dépassèrent l’îlot, ayant devant eux pour naviguer une rade tellement vaste qu’elle représentait à l’échelle du dériveur un espace infini. C’était l’infini de leurs espoirs, de la vie qui s’ouvrait devant eux et devant leur amour que rien ne pouvait arrêter. La plage s’éloignait dans le sillage. Ils goûtèrent sans rien dire ce moment ensemble, se sentant enfin seuls.
Au près, l’étrave fendait sans effort les petites vagues, procurant une impression de légèreté et de puissance. Manon à la barre, Hugo pouvait de tout son poids assurer une contre-gîte efficace sans même sortir au trapèze. Les voiles étaient assez serrées pour tirer tout le parti de cette allure. Connaissant bien les réglages, elle se rapprocha jusqu’à être contre lui pour mieux centrer leur poids vers l’avant. Ils rirent bien tous les deux de cette nécessité technique qui les rapprochait. Il était comblé de la sentir contre lui, plus belle que jamais dans un maillot deux-pièces laissant voir toute la perfection de ses formes. Un peu plus petite que lui, elle avait une silhouette gracieuse et souple, et une manière de bouger et de se tenir qui respirait la vivacité. Brune, avec de grands yeux et un visage très fin, elle aurait avantageusement illustré un magazine de mode, et il ne se lassait pas de la contempler avec émerveillement. Manon trouvait qu’il ne fallait pas exagérer et avait toujours une plaisanterie pour calmer son ardeur quand il était trop béat d’admiration. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit à un moment où il était penché en arrière, avec la tête presque au ras de l’eau. Elle relâcha d’un seul coup l’écoute de grand-voile, ce qui eut pour effet immédiat de redresser le bateau de quelques degrés, assez pour lui plonger la tête sous l’eau. Elle reprit tout de suite l’écoute et le bateau retrouva vite sa gîte initiale. Bien rafraichi par ce shampoing, il proposa de changer les rôles pour prendre sa revanche, et elle lui céda bien volontiers la barre.
Après quelques bords où ils rirent bien en jouant à se faire peur, ils décidèrent de rentrer et se retrouvèrent vent arrière avec une brise qui mollissait. Le soleil dardait ses rayons de plus en plus fort, et ils se délectaient de ces premières grosses chaleurs.
- Tu as parlé à tes parents pour l’an prochain ?
- Non, pas encore, et toi ?
- Moi non plus, je préfèrerais qu’on en parle d’abord aux tiens. Ils sont plus cool, et en plus on est chez eux, ce sera plus facile.
- Tu parles ! Je vois d’ici la tête de Maman quand je vais lui dire qu’à la rentrée ma coloc, ce ne sera plus Caroline, mais toi…
- Au moins, elle me connaît et je crois que je lui fais une bonne impression… Tes parents ne peuvent pas te garder en cage toute ta vie, tu vas faire ta dernière année et moi, je commence à bosser cette année.
- Oui, mais mes parents sont vieux-jeu. Tu as bien vu, l’an dernier, avec cette histoire de chambre… Ce n’est pas gagné !
Tandis que le quatre-sept approchait doucement du rivage, Hugo et Manon remontèrent la dérive et le safran pour ne pas talonner sur les rochers qui bordaient la plage. Après la manœuvre d’arrivée, Manon reprit :
- J’ai envie d’en parler à Tipa. Il connaît bien Maman et il me dira comment l’aborder. Et surtout, il m’adore !
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III
- On fait la course ?
Tout en lançant ce défi à sa petite fille, Tipa plongea en avant et se mit à nager à longues brasses vers son bateau, l’ « Olive », un pointu qu’il avait retapé lui-même et qui n’avait jamais cessé d’assurer avec lui sa fonction première, la pêche. Manon, à côté de lui, rit de ce défi que son grand-père lui lançait depuis qu’elle savait nager, chaque fois qu’ils allaient à bord. A une encâblure de la plage, loin des rochers, le pointu se balançait paresseusement sur son mouillage. On y allait toujours à la nage, sauf lorsqu’il fallait charger ou décharger du matériel. Lorsqu’elle était petite, son grand-père la laissait toujours gagner pour la stimuler, et depuis quelques années, c’était elle qui prenait plaisir à le laisser passer devant.
Tipa ayant annoncé son intention d’aller sur l’Olive pour y faire une petite réparation, Manon avait tout de suite proposé de l’accompagner, trop heureuse de saisir cette occasion de passer un moment seule avec son grand-père et aussi de retrouver ce bateau qu’elle aimait comme s’il faisait partie de la famille. Hugo, prétextant des problèmes d’ordinateur, avait rejoint Quentin dans le garage.
Avec le galbe si typique de sa coque blanche, la courbe élégante de sa tonture soulignée par la ligne bleue du liston et sa proue fièrement surmontée du traditionnel capian, le pointu semblait défier les siècles et faisait de tous les bateaux modernes qui l’entouraient des jouets en plastique avachis et sans âme. Son solide mât de bois et sa voile latine, ferlée sur l’antenne majestueusement pointée vers le ciel, toisaient les gréements métalliques des autres voiliers. L’été, presque chaque jour, il emmenait Tipa et tous ceux qui le souhaitaient pour une partie de pêche à la palangrotte.
Manon se hissa la première, d’un vigoureux rétablissement sur le plat-bord, puis elle déploya l’échelle de corde le long du bord et aida son grand-père à grimper. Elle s’assit sur le pont et se cala confortablement en étendant ses jambes pour bronzer sous les derniers rayons du soleil, tandis qu’il ouvrait le coffre arrière pour en sortir le cordage à réparer. En vue du mistral qui s’annonçait le lendemain, il voulait rafraîchir le mouillage. Il commença à travailler un filin à l’aide d’une grosse aiguille creuse qu’il enfonçait dans les torons pour les décommettre, puis les faire passer les uns sous les autres dans un tourbillon de gestes précis et ajustés, et Manon voyait une épissure se former progressivement avec une rapidité impressionnante.
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