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Sous l'arbre qui venait d'ailleurs

Le Vauclin, 30 janvier 2022

 

Tout finit par se savoir. Yannick voit bien que le gendarme assis en face de lui en est convaincu. Il a dû en vivre, des gardes à vue. Le type commence toujours par faire l'étonné, il ne sait pas pourquoi il est là. Certains doivent protester de leur innocence, allant jusqu'à se plaindre qu'on les harcelle. D'autres se murent dans le silence, sincèrement abasourdis, ne comprenant pas ce qu'on leur reproche, ou, au contraire, le comprenant trop bien. Il suffit d'un peu de patience. Après quelques heures d'inconfort, d'insistance, d'incertitude, la conscience trouve le chemin du seul compromis acceptable, celui qui passe par l’aveu.

Yannick ne doit pas avoir le profil habituel. Un blanc, un métro. En général, ce sont sans doute plutôt des Antillais qui passent la nuit ici. Il a d'abord fait celui qui n’a rien à faire là, la veille, quand on l’a accompagné à la brigade pour l'interroger. Il a ensuite joué l’offusqué. Il est même devenu menaçant, jusqu'à ce qu'on lui explique ses droits pendant la garde à vue. Depuis, il reste silencieux, éteint. Après une courte nuit, cinq heures dans une cellule où il n'a pas fermé l'œil, il se retrouve là, prostré sur sa chaise. Son regard baissé refuse tout contact, comme s’il lui suffisait d'attendre la fin de la durée légale de la garde à vue pour retrouver sa vie d'avant, normale, tranquille. Comment pourrait-il imaginer que c’est désormais impossible ? Sans le savoir, il a mis le doigt dans un engrenage, une recherche de la vérité qui va bouleverser sa vie…

Le gendarme, lui, se cale dans son fauteuil. Il semble avoir confiance, espérer que l'isolement, les barreaux de la cellule, l'angoisse de la nuit, l'inconfort et le pauvre gobelet de café noir en guise de petit déjeuner seront le meilleur penthotal. C'est le moment de monter d’un ton, et le suspect va se mettre à table.

– Bon, la nuit a dû vous rafraîchir la mémoire. On va reprendre tout ça à zéro, et cette fois-ci, j'espère que vous allez nous dire la vérité.

La jeune stagiaire chargée d'enregistrer la déposition, une Antillaise un peu potelée, se tient prête, les mains sur le clavier. Le soleil qui pointe au-dessus de la colline vient illuminer la fenêtre derrière le gendarme. Le faisceau inonde le suspect en plein visage, l'interrogatoire peut commencer.

– Vous vous appelez Yannick Lagathu, vous avez quarante-trois ans, vous êtes célibataire et vous habitez à Asnières, dans les Hauts-de-Seine, c'est bien ça ?

– …

– C'est ça, oui ou non ? Répondez-moi, on ne va pas y passer la journée ! Même si votre garde à vue peut se prolonger jusqu'à 17 heures, heure à laquelle on vous a interpellé hier, elle peut très bien se terminer à tout moment si vous acceptez de coopérer.

Sans lever les yeux, Yannick marmonne un « oui » à peine audible.

– Vous êtes ingénieur et vous travaillez en free-lance dans l'industrie informatique, c'est bien cela ?

– Oui.

– Ça consiste en quoi, exactement, votre travail ?

L'intéressé lève un regard presque condescendant, avant de répondre :

– Je ne vois pas en quoi cela peut vous intéresser… C'est très technique.

– Si, si, ça m'intéresse ! J'ai besoin de savoir de quel genre de travail il s'agit.

– Je fais de la programmation. Je développe des applications pour des entreprises qui éditent des logiciels.

– Et vous avez beaucoup de clients, d'entreprises qui utilisent vos services ?

–  Oui, tout le temps. J'en refuse, même.

Sur un terrain qui lui est familier, Yannick s’anime, il se met à regarder le gendarme.

– Et vous êtes venu en Martinique pour une semaine de vacances, c'est bien ce que vous m'avez dit hier ?

– Oui.

Son regard se fixe un long moment sur la fenêtre, et devient presque implorant.

– Je peux fumer ?

– Non. Ici, on ne fume pas. Nous n’avons pas fini... Récapitulons les faits. Hier matin, des pêcheurs passant en bateau devant la plage de Macabou aperçoivent un corps inerte, échoué dans les sargasses. Nous constatons, une demi-heure plus tard, qu’il s'agit d'une femme d'une vingtaine d'années, blanche. Elle porte une robe mais n’a pas de chaussures. Le cadavre montre toutes les apparences d'une mort par noyade. Nous enquêtons dans le voisinage et, très vite, il apparaît qu'une cliente de l'hôtel Corail a disparu.

Le gendarme s’interrompt, avant de reprendre.

– Le barman est la dernière personne qui l'ait vue, après le dîner. Elle se dirigeait vers le portail qui donne sur la plage, au fond du jardin. Elle était avec un homme, un client du restaurant qu'il ne connaissait pas. C'est lorsque vous êtes revenu au bar du Corail hier après-midi qu'il vous a reconnu et nous a prévenus.

– Vous croyez que si j'avais quelque chose à voir avec la mort de cette femme, je serais revenu me montrer ?

– Les assassins reviennent souvent sur le lieu de leur crime. Sans doute, justement, pour se disculper… Est-ce que vous niez toujours être allé sur cette plage avec cette femme ?

La réponse se fait attendre. Elle pèse trop lourd, tant la suspicion est grave. Celui qui se sent accusé ne voit pas d'autre issue que de dire la vérité.

– J'étais sorti dans le jardin pour fumer une cigarette. Apparemment, elle est sortie au même moment pour la même raison, et elle s'est approchée de moi pour me demander du feu. On a échangé quelques mots, les banalités d'usage. Très vite, j'ai eu envie de prolonger la conversation. Elle était très belle, avec de longs cheveux noirs et des yeux magnifiques…

Il hésite un peu, le regard perdu dans les arbres, par la fenêtre, avant d'ajouter :

– Ce genre de situation, ça s’improvise toujours. On est allés sur la plage, le vent soufflait doucement, et elle a voulu s'asseoir à côté d'un rocher pour s'abriter. Assez naturellement, je me suis assis à côté d'elle, et elle m'a tout de suite dit : « J'ai envie d'être seule ». Je n'ai pas insisté. Quand une fille ne veut pas, elle ne veut pas. Nous n'avions échangé que des impressions très générales sur la beauté et le charme de l'endroit, je n'ai même pas su son nom. Je suis allé finir ma cigarette un peu plus loin, puis je suis rentré sans repasser par le bar.

– Et vous voulez que je vous croie, alors qu’hier, vous m'avez assuré le contraire ? Qui me dit que vous n'êtes pas allé plus loin ? Vous auriez pu chercher à abuser d'elle, vous êtes assez baraqué pour ça !

– Hier, j'ai nié parce que je ne voulais pas que l'on m'accuse d'être sorti après le couvre-feu. Depuis que je suis arrivé en Martinique, on arrête pas de me rappeler qu'il est interdit de sortir après 20 heures à cause du Covid.

– Je vous fais remarquer que vous aviez de toute façon enfreint cette interdiction en prenant la route pour rentrer chez vous. Et vous n'allez pas imaginer que l'on se préoccupe de ce genre d'infraction quand on est en présence d'un meurtre.

Il laisse le crépitement du clavier de l'assistante s'éteindre, avant d'ajouter :

– Vous avez un gros problème. Aucun témoin. Personne pour corroborer votre belle histoire de balade nocturne bien chevaleresque. Tout porte à croire, au contraire, qu'il y a eu violence, puisqu'il y a un cadavre. Vous feriez mieux de dire toute la vérité, parce que le juge d'instruction risque de ne pas gober votre belle romance.

Le visage de l'homme se referme. Il encaisse, il reste silencieux devant l'impasse. C'est à ce moment que la porte du bureau s'ouvre, et une tête apparaît dans l'entrebâillement.

– Tu peux venir un moment, il y a un appel urgent pour toi ?

– OK, j'arrive. Pendant ce temps, accompagne ce monsieur dans la cour. Il a besoin d'une cigarette avant de tout nous avouer.

 

 * * *

  

À l'extérieur, un préau sert de salle d'attente, avec des chaises en plastique alignées le long du mur. D'innombrables affichettes montrent au visiteur, comme pour le rassurer, que la Gendarmerie est là pour le protéger de tout : l'alcool, la drogue, les violences conjugales, le harcèlement, la pédophilie, le tabac, les coups de soleil, …, à chaque fléau son numéro vert. Le citoyen doit se sentir en sécurité lorsqu'il franchit les grilles de ce sanctuaire. Des grilles à peine gardées par un planton qui surveille de l'intérieur, à travers une baie vitrée. Penché sur son bureau, sans doute occupé sur son smartphone, il n'a pas l'air très attentif. Yannick se dit qu'il serait facile de sortir, l'air de rien, s’il n'y avait pas l'autre gendarme qui vient de s'asseoir pour fumer à côté de lui.

Il réalise qu'à peine deux jours plus tôt, il était encore dans le métro parisien. Il se voyait alors sous les cocotiers, les doigts de pieds en éventail en train d'écouter les tintements suaves d'un steelband. Au lieu de cela, le voilà enfermé par la police, enferré dans une histoire pas possible, tout ça pour un moment d'égarement… Mais comment a-t-il pu, se demande-t-il, se laisser entraîner ainsi dans une situation aussi sordide ? Le punch serait-il si puissant qu’il lui ait fait perdre la tête à ce point ?

Yannick se lève et, pour se changer les idées, se met à parcourir les affiches. Une « Charte pour l'accueil du public » l’assure « d'être écouté à tout moment » et de rencontrer « un comportement empreint de politesse, de retenue et de correction ». Yannick sourirait devant l'ironie s’il ne s'agissait de son propre sort. Il sait qu'à l'issue de la garde à vue le procureur peut l'envoyer en prison, un enfer qu'il n'ose pas imaginer ; qu’il faudra sans doute des mois pour instruire un procès s’il en croit tout ce qu'il a pu voir dans les séries sur des affaires criminelles. Surtout, la charge contre lui est si lourde qu'il risque de se retrouver pendant des années derrière des barreaux…

Le gendarme a fini sa cigarette. Il se lève. Il va à l'intérieur discuter avec le planton. Yannick les voit tous les deux rire, tournés vers un écran d'ordinateur. Combien de temps resteront-ils sans regarder la sortie ? Combien de temps lui faut-il pour atteindre la grille, sans courir pour ne pas attirer l'attention ?

Trop de questions, trop de calculs, alors que l'urgence commanderait d'agir par réflexe. La chance sourit aux audacieux…

Le planton approche pour le reconduire dans le bureau du chef.

Après la pause cigarette, il faut attendre encore une bonne dizaine de minutes le retour du gendarme. Son air contrarié, presque indigné, laisse présager un changement de ton.

– Vous vous êtes bien moqué de moi, avec votre histoire à l'eau de rose ! Après ce que je viens d'apprendre, cela ne passe plus du tout.

Le suspect relève des yeux inquiets.

– Vous avez intérêt à me dire ce qu’il s'est réellement passé ! Avouez tout et le juge en tiendra compte ! Sinon, l'évidence est contre vous, et vous écoperez de la peine la plus lourde.

– …

– Mais, parlez ! Dites-nous la vérité !

– Je vous ai déjà tout dit.

Comment savoir si ce regard buté est celui de la défiance ou de l'innocence ? À ce point de l'interrogatoire, l'enquêteur est bien obligé de dire ce qu'il sait. Il faut refermer la nasse.

– Hier soir, le procureur a demandé une autopsie du cadavre. Je viens d'avoir le centre médico-légal au téléphone et j'ai une très mauvaise nouvelle pour vous…

Il marque un temps de silence, observant bien la réaction de son client, avant de poursuivre.

– La victime n'est pas morte noyée, mais d’un arrêt cardiaque. Mais je ne vous l’apprends pas, vous le saviez déjà, n'est-ce pas ?

– Je ne vois pas comment, je vous ai dit que je lui avais à peine parlé.

– Moi, je vais vous dire ce que vous refusez d'avouer : vous avez été attiré par cette femme. Ensuite, vous vous êtes disputés, pour une raison que j'ignore et que vous allez nous expliquer, et ça a mal tourné.

– Vous dites n'importe quoi ! réagit l'accusé, dressé sur sa chaise. Je vous dis que je n'ai pas insisté. Il ne s'est rien passé !

– C'est vous qui le dites.

– Mais vous ne voulez pas me croire ! Pour que je tue cette personne, il faudrait encore que j'aie eu une raison de le faire. Je ne la connaissais même pas !

– Il suffit d'un refus pour provoquer un homme qui veut arriver à ses fins.

– Ah oui ? Vous m'imaginez en venir aux mains avec quelqu'un que je cherche à séduire ?

– On voit de tout, vous savez…

– Arrêtez ! Est-ce que j'ai l'air d'un détraqué ? Est-ce qu'un ou deux punchs peuvent me faire perdre mes moyens ? C'est n'importe quoi !

Le ton est monté, traduisant une assurance retrouvée.

– Calmez-vous ! Ici, d'abord, c'est moi qui pose les questions. Qu’aviez-vous bu avant d'aller sur la plage ?

– Vous pourrez demander au barman. Deux verres de punch. J’avais dîné assez rapidement et je comptais me coucher tôt, à cause du jet-lag.

Il réfléchit un moment, hésitant à poser une question.

– On m'accuse simplement parce qu'on m'a vu parler avec la victime ?

– En l'absence d'autres informations, vous êtes effectivement le seul suspect.

– Mais il n'y a aucune preuve contre moi ?

– On ne peut pas prouver, jusqu'ici, votre implication dans le meurtre, mais reconnaissez que tout vous désigne !

– Pas du tout ! D’abord, je vous répète que je n'ai fait que parler à cette personne quelques minutes.

Le gendarme reste silencieux, perplexe.

– Et la présomption d'innocence ? J'espère que vous ne me croyez pas coupable simplement parce que vous n'avez pas d'autre piste ?

– Non, rassurez-vous ! Suspect ne veut pas dire coupable. D'ailleurs, je ne vous retiens pas, vous pouvez rentrer chez vous. Je vous demande seulement de ne pas quitter l’île jusqu'à nouvel ordre, pour les besoins de l'enquête.

– Mais, je n'ai prévu qu'une semaine ici ! Je vais être obligé de rester ?

– Oui, pour le moment. Mais c'est le procureur qui décidera. On vous préviendra.

 

 

Macabou, 31 janvier 2022

 

La douceur de l’alizé. Ce souffle tiède qui vient caresser tout le corps vous baigne d'emblée dans l'ambiance tropicale. C'est la première impression que ressent Yannick en débouchant sur la plage de Macabou. Le vent marin est un peu plus fort que la veille, mais toujours nonchalant. Dépaysant, surtout. Au fond, ce sèche-cheveux réglé invariablement à 28° est la première chose que l'on vient chercher ici en janvier. Le paysage, aussi. Le lagon enchanteur n'est pas une légende. Alors qu'une partie du ciel commence à dorer, que les nuages deviennent roses, le bleu de la mer se fait plus profond et la frise de la barrière de corail plus éclatante. Cette ligne d'écume qui marque les récifs, à quelques centaines de mètres, paraît protéger la magie de ces lieux. La « frontière du paradis » évoquée dans un prospectus touristique. Pour Yannick, elle serait plutôt devenue, depuis la veille, celle de l'enfer. Son rêve de vacances sous les cocotiers a brutalement viré au cauchemar le soir même de son arrivée. Tout est parti d'une banale cigarette, d'un regard, du déclic trop spontané de la séduction…

Il a voulu revenir. Mieux voir cet endroit qu'il a à peine entrevu dans la nuit. Comprendre ce qui lui est arrivé. Revenir sur le lieu du drame, non pas pour se disculper comme l’a dit le gendarme, mais par une attraction irrésistible, magnétique, obsessionnelle. C'est ici que sa vie a basculé : il veut sentir, toucher, voir cette scène de crime. Il a besoin de confronter ses fantasmes à la réalité.

Il s'installe à la table la plus proche du bord de mer. La plus éloignée du bar aussi, et des gens. Il n'a pas vraiment envie de croiser des regards. La veille, tout le monde l'a vu monter dans la voiture des gendarmes. Un arbre majestueux domine le jardin, encadrant de ses branches la carte postale du panorama marin. Yannick retrouve sous ce feuillage exotique le charme qu’il a goûté la veille, avant que se déclenche tout cet imbroglio.

Le barman n'a pas l'air d'avoir noté sa présence. Il s'affaire derrière le comptoir. Sans doute est-il gêné de se retrouver nez à nez avec un homme qu'il a dénoncé aux autorités. Yannick ne peut pas en vouloir à quelqu'un qui n'a fait que son devoir, et il attend…

Il voit la chaise vide, trois tables plus loin, là où était assise cette femme, l'avant-veille. De loin, elle lui avait tapé dans l'œil. Une silhouette élégante, racée, qu'il avait tout de suite repérée. Une femme seule, très belle, sans doute en vacances comme lui, une opportunité irrésistible…

Ce n'est pas le barman qui s’approche, mais un autre serveur, plus âgé. Assez grand, un visage hâlé contrastant avec une chevelure largement blanchie par les ans, il frappe immédiatement Yannick par son regard. Ses yeux clairs, ce profil, marquent une personnalité singulière, qui ne peut pas le laisser indifférent.

L'abord est, pourtant, on ne peut plus rugueux :

– Qu'est-ce que vous venez faire ici ?

Il y a des manières plus avenantes d'accueillir un client. Au moins, celui-ci est fixé. Il a affaire au patron. Surpris, il marque un temps d'hésitation. Il réprime son premier réflexe d'indignation, qui le pousserait à lever le camp immédiatement. Après tout, la présomption d'innocence est un droit que personne ne peut lui contester.

– Je prendrais bien un ti-punch, s'il vous plaît.

La tonalité faussement décontractée ne passe pas. Le patron se penche légèrement vers lui, le fixant dans les yeux.

– Vous allez partir ! Je ne veux pas de scandale ici. Les clients qui étaient déjà là avant-hier savent très bien qui vous êtes. C'est insupportable pour eux de vous voir ici.

–  Je ne vois pas pourquoi, répond Yannick en se redressant un peu sur sa chaise.

– Si, vous le savez très bien ! Le crime de l'autre soir a bouleversé tout le monde, et vous êtes le principal suspect. Tout se sait, dans une île. Croyez-moi, vous feriez mieux de rentrer chez vous, en métropole.

Yannick sent la colère monter en lui. Il est pris au piège. Si tout le monde est contre lui, ce séjour va devenir insupportable. Mieux vaudrait finir ses vacances ailleurs. Il y a beaucoup d'autres beaux endroits dans l’île, où on ne le connaît pas… Mais ce serait reculer, laisser bafouer son droit, que personne ne peut lui enlever. Il fixe le patron dans les yeux et répond d'un ton ferme :

– Il n'est pas question que je m'en aille. J'ai autant le droit d'être ici que n'importe qui ! Les gendarmes ont reconnu que je n'étais pas coupable, sinon ils ne m’auraient pas laissé partir.

– Moi, j'ai des clients que votre présence met mal à l'aise, alors vous allez vous lever et gentiment m'accompagner vers la sortie !

Joignant le geste à la parole, il pose sa main derrière l'épaule de Yannick, comme pour l'inviter à se lever. Celui-ci marque un temps d'hésitation. Va-t-il résister, hausser le ton, provoquer une rixe ? Il sait bien qu'il n'y a pas intérêt. Les gendarmes l’ont à l'œil, et il n'a pas envie de repasser une nuit derrière des barreaux. Il venait chercher un moment de tranquillité et de relaxation, c'est fichu de toute façon…

Il se lève et, sans un regard vers les clients du restaurant qui ont tous les yeux fixés sur lui, il se laisse entraîner vers la sortie. Pousser, plutôt, car la main du patron a légèrement appuyé sa pression, comme pour prévenir toute velléité de revenir en arrière.

Pas un mot n’est échangé pendant les quelques pas qui les mènent jusqu'au petit portail donnant sur la plage. Yannick se sent vaincu, humilié, impuissant. Il sait qu'il n'avait pas d'autre choix que de céder et de se résigner à l'évidence. Mais, se voir traité comme un gamin par ce vieux type, qui le pousse par l'épaule, le révolte. Et, dès qu'ils se retrouvent seuls dans l'obscurité du rivage, masqués du restaurant par les arbustes de la clôture, sa colère explose. Il fait un mouvement de côté pour se dégager. L'autre, qui, au même moment, voulait accentuer sa poussée pour le faire partir, se retrouve déséquilibré. Pour ne pas tomber, il lance ses deux bras sur Yannick. Celui-ci prend cela pour une tentative de le frapper et il plie les genoux, presque par réflexe, pour esquiver le coup. En une fraction de seconde, il réagit en contrant l'attaque d'une violente poussée de l’épaule. Plus jeune, plus vif, plus musclé surtout, il imprime sans même le vouloir un mouvement d'une force telle que le patron part en arrière, perd l'équilibre et s'affaisse violemment sur le dos. Le bruit sourd du corps heurtant le sol montre la brutalité du choc.

Yannick distingue à peine dans la pénombre la masse tentant de se relever. Il entend un grognement, qui pourrait être un juron autant qu'une plainte.

– C'est vous qui l’avez cherché ! lance-t-il avant de se retourner vers le sentier du parking.

Il fait quelques pas, dans l'élan de sa colère, puis s’arrête. Inconsciemment, quelque chose le retient. S’il arrivait que le type, par terre, ne s'en relève pas, ne serait-il pas à nouveau le suspect numéro un ? Et à juste titre, cette fois-ci ! Les clients du restaurant sont tous témoins de sa sortie avec la victime, comme l'autre soir. Il n'a pas le choix. Il faut aller aider ce type, même s’il s'est comporté avec lui comme un salaud.

Il revient sur ses pas. Ses yeux se sont maintenant habitués à la nuit et il distingue plus clairement le sentier, la dune, les vagues sur la plage. L'homme est là, couché sur le côté, essayant de se relever sur un bras et n'y arrivant pas.

Yannick se penche, le patron tourne la tête vers lui, sans un mot. Son expression dit clairement sa douleur, et il tend un bras. Le soulever, délicatement pour ne pas raviver sa souffrance, n'est pas chose facile. Lorsque le septuagénaire se retrouve pendu à son cou, soutenu par un bras et traînant presque les pieds, Yannick entend son souffle tout près de son oreille et comprend ce silence. Mieux vaut ne rien dire, d'ailleurs. Aucun des deux ne peut être fier d'en être arrivé là.

À petits pas, ils franchissent le portail vers le restaurant. Les convives lèvent des yeux éberlués devant la scène surréaliste : celui qui poussait l'autre dehors se retrouve maintenant traîné par lui à l'intérieur. Plusieurs personnes se lèvent et accourent vers eux. Les questions fusent, les bras se tendent, et très vite, le blessé se retrouve allongé sur l'une des banquettes du bar.

Presque tous les clients s'agglutinent autour de lui, les regards inquiets se penchent, chacun veut compatir, se manifester. Cet élan montre la popularité du patron, et Yannick comprend que la plupart de ces gens sont des habitués. Beaucoup de noirs, de métis, dont la mine consternée dit toute l'estime qu'ils ont pour celui qu’ils voient maintenant à moitié inconscient. La douleur crispe son visage et creuse les rides de ses tempes. Sous la lumière, Yannick réalise qu'il a affaire à un vieillard. Une peau flétrie, de profonds cernes, un cou flasque trahissent, dans cette position allongée, les atteintes de l'âge. Il ne peut s'empêcher de reconnaître, dans ces traits épaissis par les années, les vestiges d'une vigueur qui a dû ressembler à la sienne. Comme s'il avait la mystérieuse révélation de ce qu'il serait, lui, dans trente ans.

– Je suis médecin, laissez-moi regarder !

La femme qui vient d'écarter la foule semble inconnue des habitués. Une blanche, sans doute une touriste. Tandis qu'elle se penche pour examiner le blessé, le barman s’approche pour éloigner les curieux. Il se tourne vers Yannick et, un instant, celui-ci ressent une crispation, une alerte. L'air grave, sévère, de l'homme, pourrait paraître menaçant. Après tout, il est confronté à quelqu'un qui vient d'avoir une explication avec son patron…

Il ne faut que quelques secondes à Yannick pour être rassuré par ses premiers mots :

– Ça va ? Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Tony, c'est ainsi que s'appelle le barman, est antillais. Assez grand, costaud, il a un visage très expressif, et une jovialité exceptionnellement masquée par la gravité de l’heure. Il propose un fauteuil, à côté du canapé, puis fait le tour des clients qui reprennent leur place à table.

Yannick s’affale sur le siège, prenant conscience de son épuisement.

– Il est lourd, ce vieux salaud, hein ?

Le barman est revenu vers lui avec un grand verre, et sa remarque ne fait qu'illustrer l'affabilité des Martiniquais. Un langage imagé où la gentillesse se déguise en méchanceté.

– Tenez, ce jus de goyave va vous requinquer. Il prononce à l'antillaise, « gouaillave », comme on dit « voyages ». Une petite note créole qui fait sourire Yannick, un petit instant de vacances dans ce cauchemar.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? Il n'a quand même pas cherché à vous casser la gueule ? Il en serait capable !

– Mais non, c'est un accident ! Il est tombé, dans le noir.

Tony ne bronche pas. Il semble accepter l'explication et hésite un moment avant de poursuivre :

– Vous savez, hier, ce n'est pas moi qui ai appelé les flics. C'est lui, et il m'a dit ensuite de m'occuper d’eux.

– Pourquoi a-t-il fait cela ? Il aurait pu aller leur parler lui-même, non ?

– Bien sûr ! En plus, il les connaît bien. Mais il est parti juste avant, soi-disant pour faire une course urgente. Je suis sûr que ce n'est pas vrai…

Au même moment, la femme qui vient d'examiner le blessé s’approche du barman.

– Je n'ai rien pour l'examiner ici, il faudrait qu'il aille à l'hôpital. Est-ce que quelqu'un peut l'emmener ?

– Je vais y aller, répond Tony, je vais demander au cuisinier de me remplacer ici.

– Non, laissez-moi y aller, intervient Yannick. Vous avez plein de clients, alors que moi, je n'ai rien à faire.

Le patron, toujours à demi conscient, groggy, peut à peine se lever. C'est soutenu par Yannick et Tony qu’il est conduit jusqu'au parking. On l'allonge sur un siège rabattu, et au moment où Tony va fermer la portière, son visage s'anime, cherchant la force de prononcer quelques mots :

–  Je suis le seul responsable de tout cela…

Aussitôt, il referme les yeux, et le moteur qui démarre le fait sombrer dans un profond sommeil.

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